La Corde raide
Il va falloir d’urgence changer cette sonnerie hystérique qui vient de le tirer du sommeil en sursaut. Il aurait pu l’ignorer et continuer à dormir – a-t-on idée de déranger des honnêtes gens à pareille heure ? Pourtant, il lui a obéi, comme un bon petit soldat, à l’aube, au son du clairon. Et le voilà debout, les yeux à moitié fermés, en train d’enfiler son peignoir, de nouer sa ceinture, glisser les pieds dans ses chaussons, et s’élancer mollement vers l’interphone au rez-de-chaussée. Brusquement, il se tasse, rentre sa tête dans ses épaules. Stop ! Non ! Pas ça ! Pitié ! Une succession de coups stridents lui vrille à nouveau les tympans. Il se bouche les oreilles du plat de ses deux mains en attendant que ça passe.
« C’est bon, j’arrive ! » marmonne-t-il, incapable de crier.
Il redémarre en titubant. Direction l’escalier. Mais qui ça peut bien être ?! Qui que ce soit, pour l’instant, l’essentiel est de lui répondre avant qu’il recommence à sonner comme un taré. Allez, dépêche, s’encourage-t-il. Malgré tous ses efforts, il avance lentement. Il a la sensation de lutter contre le courant. L’alcool, quelle saloperie !, ne l’y reprendra pas. À peine s’est-il fait cette promesse qu’une vague déferle sur lui, le renverse et le plaque au sol. Sauf que la vague est un homme. Qui maintenant l’écrase sous son énorme masse. Qui c’est, ce mec ? D’où il sort ?
« Police ! » beugle l’intrus.
Non mais, c’est quoi ce délire ? se débat Hugo malgré lui. Il sent qu’il ferait mieux de se montrer docile, mais la panique le guide.
« Ta gueule, ordonne le flic.
– J’ai rien dit, se défend Hugo.
– Et moi, j’ai dit “ta gueule”, insiste le mastodonte en lui passant les menottes.
– Mais de quel droit !… » s’indigne Hugo.
T’as l’air malin, se moque-t-il, avec ton « de quel droit ». En effet, à moitié aplati sous le corps de l’autre, il a la bouche de travers. Sa diction en pâtit drôlement. Et s’il ne se trouvait en si mauvaise posture, il se tordrait de rire.
Le bruit d’une cavalcade interrompt ses pensées. La maison, envahie de vociférations, tremble de tous ses murs, comme la terre sous la charge d’un troupeau de bisons. Les forces de police se déploient d’étage en étage. Du moins, c’est ce qu’il imagine. Il a fermé les yeux. Parce que parfois c’est mieux de ne rien voir, ne rien savoir. Parfois, mais pas cette fois. Car soudain un nouveau danger surgit à côté de lui. Sous forme d’un souffle animal, lourd, puissant, menaçant, tout contre son visage ! La surprise lui arrache un hurlement d’épouvante.
« On t’a pas dit “ta gueule” ? aboie le souffle animal.
– Désolé, ça m’a échappé…
– Comment tu dis, têtard ?
– Euh, j’ai dit : désolé. J’aurais pas dû ? Désolé…
– On dit “Monsieur ”, têtard.
– Pardon. Désolé, Monsieur…
– Et maintenant, tu vas parler.
– Quand même, faudrait savoir… » s’insurge Hugo, imprudent.
D’un grognement, le cerbère le remet à sa place.
« Bien sûr, d’accord, je vais parler. C’est vous qui décidez ! »
Un nouveau grognement.
« C’est vous qui décidez, Monsieur », se corrige Hugo illico.
T’as aucune dignité, mon vieux » s’assène-t-il dédaigneux.
Le temps de se lyncher à coups de paroles venimeuses – qui a dit qu’il ne fallait pas frapper un homme à terre ? –, tout semble se calmer. Autour de lui, le silence a repris possession des lieux. Que se passe-t-il ? Plus rien ne bouge. Il ose à peine respirer. Seraient-ils tous repartis ? Ils sont gonflés quand même de malmener, chez lui !, un citoyen innocent. Et de repartir sans un mot d’excuse ou d’explication !
Alors qu’il rouvre les yeux pour en avoir le cœur net, une explosion de cris retentit au-dessus de lui. Projetant des éclats de voix plus tranchants que du verre. Il referme les yeux et se protège de son bras.
Dans ce vacarme assourdissant, il ne distingue rien que des bribes de phrases embrouillées, insensées, désarticulées. Enfin, une voix sort du lot, une voix grave, âpre et virile, toute de rage retenue. Une voix tellement familière ! Il tente de l’identifier. Malgré ses efforts, impossible de mettre un nom dessus. L’homme tourne autour de lui. Le retenant captif dans son cercle de haine.
« Tu ne changeras donc jamais !? Espèce d’idiot ! Bon à rien ! » lance-t-il à Hugo, lui flanquant au passage une taloche sur le crâne. « Rigueur, méthode et discipline ! Rigueur, méthode et discipline ! Ce n’est pas faute pourtant de te l’avoir rabâché. Rien à faire, ça ne rentre pas ! Espèce d’idiot ! Crétin ! Rigueur, méthode et discipline. Ce n’est pas difficile ! Mais non, monsieur improvise. Monsieur se croit le plus malin. Alors qu’il n’est qu’un minable. Minable sans envergure. Et tu sais quoi ? Le pire, Hugo, c’est que tu te prends pour un grand.
– Mais qu’est-ce que j’ai fait, papa ?
– Arrête de geindre comme ça. »
Il n’a pas tort, pense Hugo. Les geignardises, ça fait pédé !
« Espèce de fiotte ! crache son père. Maintenant, réfléchis. Et redresse-toi, nom de nom ! » ajoute-t-il en claquant des mains.
Hugo se redresse aussitôt. Il est nu dans sa chaise haute, entravé par un harnais, ses jambes poilues pendouillant de part et d’autre de la sangle. Son père, debout derrière lui, continue de le sermonner.
« Alors, qu’est-ce que tu as fait ? Je t’ai dit : réfléchis ! Où est l’erreur, vas-y ? T’as toujours pas compris ? Et regarde-moi, imbécile ! » commande-t-il à son fils.
Hugo, enfin, rouvre les yeux. Sous l’effet de la surprise, il les ouvre plus grand encore, les écarquille, souffle coupé. Il ne croit pas ce qu’il voit. Empruntant les traits de sa mère et la voix de son père, c’est Laulau qui le défie. Devant son air sidéré, elle éclate d’un rire stridulant.
© Judith Bat-Or
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