L’hubris, cette démesure redoutée par les Grecs
L’équipée des groupes Wagner à l’intérieur de la Russie n’a duré que 36 heures. Rencontrant pour la première fois des positions militaires puissantes, alors que ses troupes avaient jusque-là parcouru 700 km comme dans du beurre, Prigojine a fait une volte-face spectaculaire. Il n’avait bénéficié d’aucune défection. Sans doute avait-il reçu, ou cru recevoir, des promesses de soutien de certains hiérarques du régime, tel le général Sourovikine, mais sans leur soutien, sa tentative était vouée à l’échec. Comment cet homme, qui connait si bien les arrière-cuisines du régime, a-t-il pu faire une faute pareille? La réponse tient en un mot: l’hubris. Le biais d’hubris, cette démesure redoutée par les Grecs, c’est le succès qui monte à la tête. De petit délinquant à milliardaire et chef d’armée, à force de déblatérer quotidiennement ses insultes et ses stratégies militaires dans sa télévision, Prigojine a confondu auditeurs et partisans indéfectibles. Tel le Golem, il a échappé à son maitre Poutine auquel il devait son incroyable carrière et s’est auto-intoxiqué de l’illusion de sa propre puissance.
Le « wishful thinking »
Les commentateurs disent habituellement que Poutine est affaibli par cette rébellion qui a exposé les faiblesses du régime.
Autant le dire, j’espère que cette analyse sera confirmée: je pense en effet que la guerre menée par la Russie est ignoble, mais, sachant que les experts interrogés sont quasiment tous des critiques de Poutine, je reste sceptique. Car l’un de nos biais de raisonnement les plus profondément ancrés, c’est le biais d’optimisme, croire en ce qu’on espère plutôt qu’en ce qu’il nous est désagréable d’envisager. Cette façon de réfléchir a probablement servi à l’espèce humaine pour aller de l’avant, mais elle traduit ce que les Anglo-saxons appellent « wishful thinking », autrement dit la tendance à prendre ses désirs pour des réalités.
Il en a été ainsi quand on expliquait que les faiblesses militaires, les carences économiques et les mensonges géopolitiques condamnaient la Russie à l’échec. Mais l’armée russe semble semble s’être améliorée et met aujourd’hui l’offensive ukrainienne à la peine.
Dans son bref discours en réaction à la tentative de Prigogine, dont il n’a jamais prononcé le nom, Poutine a repris sa phraséologie habituelle. L’ennemi, ce sont les néo-nazis et leurs maitres, c’est-à-dire l’Occident et sa machine militaire, économique et informationnelle, qui vise à éradiquer le peuple russe, peuple élu à l’histoire millénaire. Ce sont eux qui sont responsables, par tromperie ou par menaces, d’avoir conduit à la rébellion des soldats qui dans leur vaste majorité luttent vaillamment pour la survie de leur patrie.
Un discours truffé de mensonges mais efficace
Ce discours a beau être truffé de mensonges, il répète ce que le public russe entend depuis le début de la soi-disant opération spéciale. Pour lui faire face, il faut une solidité mentale et une curiosité à toute épreuve ainsi qu’un rare courage pour affronter la réprobation de son groupe social. Les individus, même quand ils n’adhèrent pas d’enthousiasme à ce narratif, préfèrent penser qu’il est, sinon vrai, du moins vraisemblable… ou refuser complètement de penser, ce qui n’est en général pas très difficile.
Ce discours est efficace car il nomme un ennemi, cet Occident dont la détestation crée sur le plan international un pont entre pays que tout sépare par ailleurs, un ennemi puissant, de sorte que la lutte contre lui apparaît héroïque. De plus, dans les villes qui comptent, Moscou et Saint Pétersbourg, la guerre est suffisamment distante pour ne pas impacter la vie quotidienne et suffisamment proche pour exciter la colère contre ceux qui mettent la tranquillité quotidienne en danger. Rares sont ceux qui oseront protester contre de nouveaux tours de vis sécuritaires qui seront qualifiés d’indispensables. Un coup d’état raté est de ce point de vue une aubaine…
Enfin, la guerre civile n’est pas survenue et le mérite en sera attribué au sang-froid de Poutine, qui fait mine de le reporter sur le peuple russe lui-même, dont la grandeur d’âme permet le pardon. Et peut-être verra-t-on Prigogine présenter ses excuses pour s’être laissé manipuler par les sataniques occidentaux. Les confessions des procès staliniens forment des précédents dont il serait dommage de ne pas tirer de leçons.
Cerise sur le gâteau, les milices Wagner, mais aussi le trafic des richesses africaines, joyau du patrimoine de Prigojine, serviront à récompenser les forces armées, les forces de l’ordre et les services spéciaux. Un régime autocratique qui a ces services dans sa main n’a que faire du reste de la population.
Poutine les a nommément remerciés dans son allocution. Jusque-ici l’alliance a tenu. Certains, dans l’Occident abhorré, critiques de Poutine mais craignant l’après-Poutine, sont contraints à s’en réjouir…
© Richard Prasquier
« Un discours truffé de mensonge mais efficace » : voilà qui résume parfaitement les articles de ce style. Hélas…Je ne vais pas procéder à un debunkage en règle parce que cela necessiterait des pages qu’on m’accuserait de « jouer aux editorialistes » mais le fait est que je connais beaucoup mieux le sujet que ceux qui relaient la propagande de l’OTAN et de l’UE sans faire la moindre preuve d’esprit critique.
Je trouve très triste que ceux qui dénoncent la soumission à l’islamisme, le wokisme et toutes les tares de nos sociétés en décomposition servent la même soupe que les gouvernements et les médias qui les incarnent. (C’est la propagande du NYT et du Guardian, du Monde et de Liberation.) Je trouve également très triste qu’Israel choisisse de faire le jeu de ses ennemis alors qu’il lui eût été possible et profitable d’adopter une position de neutralité. D’autant que c’est bien le camp pro US qui s’isole complètement sur la scène internationale et non l’inverse. Juste une remarque (vous m’excuserez) : non seulement les sanctions économiques n’ont pas affaibli Poutine à l’intérieur mais elles l’ont considérablement renforcé : de nombreux Russes autrefois plutôt opposés à Poutine se sont ralliés à lui parce qu’il est le dernier rempart face à des USA et une UE qui avouent vouloir détruire la Russie. Certains francophiles ne (re)mettront meme jamais les pieds en France écœurés par les discriminations xénophobes anti russes. Beaucoup de Russes au départ opposés à l' » » » »opération spéciale » » » » souhaitent à présent que Moscou emploie les gros moyens pour qu’on en finisse. Et je les comprends parfaitement : ils sont rationnels et ne sont pas atteints du syndrome de Stockolm.
On dirait un Article du Monde !..
D’autant plus amusant quand on voit ce qu’est devenue la France : les Russes sachant ce qui s’y passe ne nous envient sûrement pas.
Le 7eme paragraphe (en partant du haut et 4eme en partant du bas) étant un exemple éloquent d’inversion du réel, il me semble utile de remettre les choses à l’endroit :
« Le discours des USA et de l’UE, de nos gouvernements et médias aux ordres a beau être truffé de mensonges, il répète ce que le public americain et européen a envie d’entendre depuis la soi-disante « révolution » de Maidan. Pour lui faire face, il faut une solidité mentale et une curiosité à toute épreuve ainsi qu’un rare courage pour affronter la réprobation de son groupe social. Les individus, même quand ils n’adhèrent pas d’enthousiasme à ce narratif, préfèrent penser qu’il est, sinon vrai, du moins vraisemblable…ou refuser complètement de penser, ce qui n’est généralement pas très difficile.
Ce discours est efficace car il nomme un ennemi, cette Russie dont la détestation crée sur le plan international un pont entre pays que tout sépare, un ennemi puissant de sorte que la lutte contre lui apparaît héroïque. »
C’est mieux comme cela.