Daniel Salvatore Schiffer. L’air du temps à l’ère du tank. Ou L’essence de l’art engagé

Il est des artistes qui, par leur talent, leur sensibilité comme leur conscience, parviennent à exprimer, en une seule œuvre, toute une époque, le temps dans lequel ils vivent aussi bien que le monde auquel ils sont confrontés. Ce fut naguère l’emblématique cas, par exemple, du génial, même si controversé par sa très machiste et répréhensible attitude envers les femmes, Picasso avec, lors de la cruelle guerre d’Espagne, son historique et célébrissime « Guernica », aux frontières, stylistiquement, du cubisme et du surréalisme. C’est aujourd’hui le cas assurément, toutes proportions gardées et sans certes vouloir comparer ici l’incomparable, de la peintre Nadine Dewit avec un tableau, magnifiquement exécuté et au titre particulièrement significatif, « Quant l’air du temps est à l’ère du tank », qu’elle donne à voir actuellement, jusqu’à ce 25 juin 2023, au sein d’une très intéressante exposition collective qu’organise, à Liège, ville de la Belgique francophone, l’excellente, aussi novatrice qu’audacieuse, Galerie Orpheu (adresse : 17, rue Saint Eloi – 4020, Liège).

« Quant l’air du temps est à l’ère du tank ». Nadine Dewit. Galerie Orpheu. Liège.
Jusqu’au 25 juin 2023

De fait : ce ne sont pas moins de 25 artistes que cet espace artistique y présente ces jours-ci. Impossible, donc, de les mentionner tous ici ! On y retiendra toutefois, par l’indéniable et grand intérêt que renferme leur œuvre, les noms de Véronique Ancia, Hussein Bedday (ancien professeur de peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Bagdad, capitale meurtrie de l’Irak, et à présent réfugié politique en Belgique), Sophie Chastain, Manuel da Costa, Jean-Claude Deprez, Philippe Gibbon, Monique Higny, Gabriel Loriers, Jean-Marie Pieron, Colette Rigo et donc, last but not least, Nadine Dewit.

La conscience d’une artiste engagée au coeur de l’actualité

Certes, pourra-t-on légitimement se demander : pourquoi donc s’intéresser tant, en l’occurrence, à cette artiste, Nadine Dewit ? Réponse aisée à fournir : parce que, outre son incontestable talent, c’est précisément l’actualité la plus brûlante, sinon tragique – les guerres et conflits qui ensanglantent aujourd’hui notre planète – qui, en tant qu’artiste engagée qu’elle se revendique également, à l’instar autrefois d’une Niki de Saint Phalle, l’une de ses principales références féministes en matière de liberté créatrice, s’avère, tel un véritable et brillant manifeste iconographique, au cœur de cet étonnant, singulier mais prodigieux travail pictural, dont on appréciera par ailleurs aussi, tant sur le plan linguistique que sociologique, psychologique, politique ou même philosophique, l’intelligent et pertinent jeu de mots « Quand l’air du temps est à l’ère du tank ».

Des éclats de couleur en guise d’impacts de balles: la tragique absurdité de la guerre

Le contenu de ce fameux tableau donc, réalisé conjointement, au niveau de sa technique picturale, à l’encre et l’acrylique ? Un énorme tank, sombre et menaçant, s’avançant implacablement, fendant l’air parmi des éclats de couleurs ressemblant à autant d’impacts de balles ou d’obus, vers le spectateur soudain interpellé, comme si ce monstrueux engin de guerre, de mort, de violence et de destruction, surgissait ainsi à l’improviste, par sa brutale irruption dans le tableau, au sein de sa réalité la plus subtile, secrète et intime : sa conscience même, au tréfonds de son humanité, plus encore que l’obscure quoique jaillissante matière du réel !

Une esthétique contemporaine: le Pop Art revisité

L’intérêt de cette œuvre ne réside toutefois pas seulement dans son contenu ou même sa forme. Car s’il interpelle tant, c’est qu’il se situe, en vérité, aux confins de trois des plus grands courants artistiques, mais revisités certes à l’aune de l’esthétique contemporaine, des XIXe, XXe et XXIe siècles : l’impressionnisme, l’expressionnisme et, davantage encore, le pop art. D’où précisément, par cette magistrale, saisissante et très personnelle réinterprétation de ces trois courants majeurs, son extrême et vertigineuse originalité : un très novateur mixte, particulièrement réussi, de classicisme moderne et d’invention avant-gardiste. Mieux : l’influence des remarquables pochoirs urbains de l’énigmatique mais iconique Banksy, vaguement « underground » nonobstant leur notoire ancrage dans le « street art » le plus engagé, n’est pas loin non plus !  

La transcendance du sublime

Bref : l’essence même de la création artistique, lorsqu’une œuvre d’art, tout entière imbibée ici des taches, auréoles et autres éclaboussures d’une tragique beauté, parvient à sublimer, par l’esprit de transcendance qu’elle imprègne esthétiquement sur la toile, le drame de l’existence quotidienne, sinon l’effroi, quand un danger mortifère vient à percuter subitement nos fragiles vies en sursis, de l’indescriptible, misérable et méprisable tout à la fois, bêtise humaine.

A voir, cette puissante et pourtant délicate œuvre d’art, toute conscience en éveil !   

© Daniel Salvatore Schiffer*

*Philosophe, écrivain, auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme. Une esthétique de l’âme et du corps » et « Le Dandysme, dernier éclat d’héroïsme » (publiés tous deux aux Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (publiés tous deux chez Gallimard-Folio Biographies), « Le Dandysme – La création de soi » et « Manifeste dandy » (publiés tous deux aux Editions François Bourin/Les Pérégrines), « Du Beau au Sublime dans l’Art – Esquisse d’une Métaesthétique » (Editions L’Âge d’Homme), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie » (Editions Alma/Nuvis) et directeur des ouvrages collectifs « Penser Salman Rushdie » (Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès) et « Repenser le rôle de l’intellectuel » (Editions de l’Aube).

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