Orwell était un antisémite, un raciste et un homophobe. Et pourtant avant lui, un homme, humaniste jusqu’à la moelle a écrit un livre, « Nous », dont l’action se place dans un futur lointain. Le roman publié en 1924 vient d’être réédité chez Babel Poche. On sait que Georges Orwell s’est inspiré largement de « Nous » mais on oublie de dire qu’il s’est bien gardé de le faire savoir…
« Nous », un livre à lire en ces temps fort troublés
L’histoire commence avec la fin de la célèbre guerre de Deux-Cents Ans. Les nations sont remplacées par l’Etat-Unitaire, structure omnipotente et insoluble dans le temps. Les hommes ne sont plus que des numéros, complètement assujettie au pouvoir du « Bienfaiteur » chef suprême, incontesté et incontestable. Dans l’Etat-Unitaire le bonheur est obligatoire. Il était interdit d’être « malheureux ». Même le sexe est soumis à des règles de « partage » afin que chacun puisse profiter du bonheur de faire l’amour. Et si l’envie prend à quelque téméraire de clamer que trop de bonheur tue le bonheur, il est exécuté en place publique devant une foule fanatisée. Mais la résistance d’organise : le bonheur, oui, mais pas quand on l’impose de force.
« Nous », le premier roman dystopique du XXème siècle
L’auteur de « Nous », Levgueni Zamiatine est né en Russie en 1884. Expulsé par Staline en 1931, il meurt à Paris en 1937. C’est est une œuvre fondatrice comme l’a été au XVIIIème siècle le Gulliver de Swift. Conçu par un scientifique de très haut niveau, (Zamiatine était ingénieur naval) l’auteur place la machine au centre de la déshumanisation de l’individu. Chaplin en 1936 avec les Temps Modernes jouera sur le même registre.
Levgueni Zamiatine est un humaniste et un grand scientifique — il est le concepteur du premier brise-glace commandé par l’Angleterre à la Russie. Partisan de la révolution d’Octobre de 1917 il est aussi un écrivain reconnu dans son pays. En 1923 Lénine lit le manuscrit de « Nous ». Il comprend très vite que ce roman est une critique à peine voilée du communisme, décrivant une dictature du bonheur obligatoire comme il y a une dictature de la violence obligatoire, autrement dit, Zamiatine théorise un système idéologique « inversé ». Très vite mis au ban de la société soviétique, seul Gorki ne le laissera jamais tomber. Mais « Nous » circule sous le manteau. En 1924 (date de la mort de Lénine) il est traduit en anglais avant de l’être en Français chez Gallimard en 1929. Staline désormais au pouvoir, n’a qu’un mot à dire pour envoyer Zamiatine au Goulag. Ce que, sans doute il aurait fait sans l’intervention de Gorki. Expulsé d’URSS en 1931, il s’installe à Paris, capitale mondiale de la culture de l’entre-deux guerres où il meurt en 1937.(1)
« Nous » : un « 1984 » avant « 1984 » ?
Simon Leys, dont je ne partage pas le point de vue (2), place « 1984 » comme l’ouvrage de référence dans la dénonciation de la dictature. On ne compte plus d’ailleurs les études, les colloques et les thèses sur l’auteur de la Ferme des Animaux ; bref, George Orwell est à la mode (3) Cependant, il n’existe à ce jour ni biographie ni thèse sur Levgueni Zamiatine, sinon un colloque passé totalement inaperçu à l’université de Lausanne. (4)
Faites l’exercice de lire en même temps Orwell et Zamiatine. D’abord, et bien que 25 ans séparent les deux œuvres, on constate une étonnante gémellité et dans le style et dans la narration. Mais, en avançant dans la lecture, on s’aperçoit que les deux auteurs objectivent une intention foncièrement différente. Zamiatine nous propose une réflexion philosophique du monde et de son avenir tandis que Orwell nous invite à une dénonciation d’un régime politique. Autrement dit, le premier se rapproche des contes de Voltaires alors que le second se pose en idéologue, robespierriste avant tout anti-stalinien, sans pour autant dénoncer clairement le nazisme et la Shoah. En 1984, le réalisateur anglais Mikaël Redford sort le film « 1984 » avec Richard Burton dans le rôle de O’Brien. Le cinéma récupère ainsi Orwell dans sa vision très Hollywoodienne de la guerre froide.
Or c’est précisément sur ce point qu’il faut s’arrêter. Zamiatine est intemporel. Il sait que si la philosophie est une sorte de recherche du Bonheur, le philosophe a conscience que cette recherche est du domaine de l’absolu, de l’inatteignable. En revanche Orwell est un militant politique qui a fait la guerre d’Espagne, qui a été un homme fidèle à une gauche radicale et, disons-le, pas spécialement démocratique.
George Orwell était un antisémite, un raciste et un homophobe
Dans un texte intitulé « sur le Nationalisme » (5) paru en octobre 1945, il écrit : « le nationalisme au sens large où je l’entends comprends des mouvements comme le communisme, le catholicisme politique, le sionisme, le trotskisme et le pacifisme ». En 1996, The Guardian publie une liste noire sur laquelle, Georges Orwell, en 1949, dénonce au Foreign Office un nombre important de personnalités qu’il juge « cryptocommunistes » en précisant souvent qu’ils sont juifs, noirs ou homosexuels.(6) J’ai toujours détesté les délateurs. Aussi, avec Orwell est-on plus proche de Mc McCarthy que du résistant O’Brien, héros de « 1984 » De son côté, dès 1936, lors d’une rencontre entre Zamiatine, Klaus Mann et Gide au meeting antifasciste de la Mutualité, Zamiatine dit : « Vous avez raison de penser que la priorité absolue est Hitler, derrière lequel se cache le danger stalinien, non moins absolu ». (7)
Orwell politiquement correct ; Zamiatine philosophiquement dangereux
Orwell, plus encore après la chute du Mur de Berlin, est un auteur qui est très lu par les penseurs de droite. Zamiatine gêne davantage car il renvoie dos à dos dictateurs de gauche et dictateurs de droite. Avec le Russe impossible de convertir sa prose en langage woke tandis qu’avec Orwell toutes les récupérations sont permises d’autant que, mis à part l’article du Guardian en 1996 et le Hors-Série du Point aucun biographe n’a osé s’attarder sur Orwell délateur, raciste et anti-démocrate. Rendons grâce cependant à la petite bibliothèque Payot qui vient de rééditer « texte sur le Nationalisme » en n’omettant aucun passage « gênant ».(8)
Hannah Arendt au secours de Zamiatine
Dans son maître ouvrage, « les Origines du Totalitarisme » la philosophe allemande établit clairement une ligne de partage entre nazisme et stalinisme, considérant que le point commun de ces deux idéologies tient en un seul mot : le totalitarisme. Zamiatine réfléchi sur le totalitarisme pas sur telle ou telle idéologie qui, finalement, est marquée dans le temps. Faire un amalgame entre Hitler et Staline est ridicule. Les deux idéologies objectivent des intentions différentes. En revanche les associer dans ce que Arendt appelle le Totalitarisme est essentiel. Zamiatine le dit à sa manière mais avec la même rigueur.
Zamiatine ne laisse rien passer
La lecture de « Nous » nous apprend combien importe l’esprit critique si on ne veut pas être un mouton de Panurge. Ne laissons pas les idéologues islamo-gauchistes, ultra-droitistes et autres gourous attirés par les médias comme le moustique par la lumière mener la danse.
Comme disait Pompidou, comprenne qui voudra.
© Michel Dray
Notes
- 1. Levgueni Zamiatine a adapté pour l’écran les « Bas-Fonds » de Gorki, réalisé en 1936 par Jean Renoir avec Gabin et Jouvet dans les rôles principaux. C’est sans doute l’un des plus grands films de Renoir et Dieu sait s’il en a réalisé de très grands !
- 2. Simon Leys « Orwell ou l’horreur de la politique ». Éditions Champs Essais, 2014.
- 3. Je reporte le lecteur au Nº hors-série du Point consacré à Orwell paru cette année.
- 4. « Autour de Zamiatine », Actes du Colloque de la Faculté des Lettres de Lausanne. Publié par l’Âge d’Homme en 1989.
- 5. Sur le Nationalisme et autres textes, p.116 (réédition petite Biblio Payot 2021)
- 6. Nº Hors-Série du Point, op.cit.
- 7. Actes du Colloque « Autour de Zamiatine ». Université de Lausanne. 1989. Op.cit.
- 8. Sur le Nationalisme et autres textes (Petite Biblio Payot Nº 1184)
Il n’ empêche. C’ est Orwell qui a créé le terme » novlangue » dont le but est de changer le sens des mots et surtout de réduire le vocabulaire de telle façon que les gens ne puissent plus exprimer que les idées de l’ élite. Il ne devient ainsi même plus utile pour cette élite de convaincre de le justesse de ses idées.
Orwell est connu, ses idées aussi; de ce fait il est utile pour combattre toutes les dérives du » politiquement correct « .
@Joseph1 C’est la première fois que j’entends dire qu’Orwell serait antisémite et raciste. Vrai ou pas il a écrit l’un des deux ou trois plus textes politiques et visionnaires de tous les temps.
Orwell décrivait (le racialisme en moins) avec précision ce qu’est en train de devenir le prétendu « monde libre » : il est normal qu’il dérange !
Mais quand on s’attaque à un tel monument que 1984 on ne peut manquer d’ecrire des âneries (euphémisme): comme quoi Orwell serait surtout lu par des penseurs de « droite » (ah bon ? Et d’après quelles sources ? d’apres quels critères ?). En outre l’auteur semble ironiser sur l’engagement courageux de George Orwell contre Franco…(!)
« La liberté c’est l’esclavage ».
« La perversion de la cité commence par la fraude des mots »
Platon
La novlangue (aujourd’hui omniprésente dans les discours médiatique, politique , »sociologique » et activiste d’Europe de l’ouest, d’Amérique du nord et d’une partie de l’Afrique) représentant le stade ultime et indépassable de la fraude des mots et du langage, il faut en tirer la seule conclusion logique qui s’impose sur notre société et son avenir… Même si cette conclusion est tout sauf réjouissante.