Professeur américain d’histoire des religions, éminent spécialiste du Talmud et du judaïsme antique, Daniel Boyarin a récemment fait paraître « The No-State Solution. A Jewish Manifesto » [Pas d’État : la solution. Un manifeste juif] qui se présente, dès sa quatrième de couverture, comme un « livre provocateur » et qui, avant même d’être traduit en français – suscite déjà la discussion. Danny Trom revient sur l’antisionisme et le diasporisme radical qu’y défend l’auteur.
The No-state solution est un manifeste[1]. Un manifeste juif, précise le sous-titre. Que manifeste-t-il ? Un affect qui nous est familier, qui secoue intérieurement les juifs depuis qu’est apparu un État associé au nom juif. Tel un diablotin tapi en nous, ou un chérubin, c’est selon les opinions, il se manifeste à l’occasion, irrépressiblement, même pour les plus fermes partisans de l’État d’Israël. Le rapport contrarié que nourrissent les juifs à l’idée du recouvrement d’une puissance souveraine qui leur soit propre en est la cause sous-jacente. Chez Boyarin la voix intérieure pointe quand l’État d’Israël maltraite les Palestiniens, donc souvent, puisque le conflit s’éternise. Alors, elle l’envahit pour se cristalliser en une opposition radicale à l’État d’Israël qualifié de « fasciste ». Peu importe l’outrance car Boyarin n’accorde aucune attention à la nature de cet État. Tout au plus remarque-t-il très justement, travaux de Dimitry Shumsky à l’appui, que le sionisme— dans la version de Ahad Ha’am à l’évidence, mais dans celles de Pinsker et de Herzl aussi —ne visait nullement l’État souverain, avant que les circonstances d’abord, puis un changement de cap assumé, n’y conduisent. Au sujet de l’État d’Israël, le dossier pour Boyarin est clos.
Le manifeste repose tout entier sur un axiome : l’incompatibilité ontologique du fait juif et de l’État entendu comme État pour les juifs. Car cet État (comme tout État d’ailleurs) n’a pas vocation à réfracter un « universalisme éthique » qui seul importe à Boyarin. L’État-nation avait pour ambition politique de traduire concrètement l’universalisme issu des Lumières en produisant la nation moderne, mais l’auteur n’en a cure, il l’a relégué dans la remise des objets désaffectés. La vocation des juifs étant de porter collectivement ladite éthique universelle, l’État d’Israël trahit par définition les juifs. Boyarin y insiste, il est opposé à tout État, à l’État-nation en général, sans exclusives, car cette forme politique suppose la coïncidence entre un groupe homogène, un territoire et un appareil de domination, ce qui conduit nécessairement à l’oppression et la guerre ; Boyarin ne consacre pas un mot à son potentiel émancipateur. Et puisque la charge des juifs consiste à mener une existence exemplaire à l’aune de l’exigence la plus haute, l’État dédié aux juifs apparaît comme la trahison par excellence.
Le décor du drame est planté, mais c’est un décor ancien, non pas complètement vermoulu, mais mille fois dépeint sous toutes ses coutures, dans lequel les juifs ne cessent de se débattre, y compris ceux qui prétendent avoir changé le décor. Reprenons alors le titre du manifeste : « no state-solution » ; la non-existence de l’État est la solution. Mais la solution de quoi ? En première approximation du conflit géopolitique régional puisque c’est bien de ce terreau que surgit la réprobation de l’auteur. Mais si tel était le cas, le « no-state » s’inscrirait dans la série de solutions du conflit — binational state, two-state, on-state. Dans cet espace des alternatives, Boyarin serait conduit à plaider pour le démantèlement de l’État d’Israël. Pourtant, il ne s’engage pas sur cette pente glissante. Car l’auteur, on l’aura compris, nous déporte ailleurs, sur un autre plan, celui de la nature du collectif que forment les juifs : ni adeptes d’une religion dans le sens confessionnel que prit ce terme avec le christianisme, ni nation au sens où l’État en est le prolongement dans la modernité politique, ils forment assurément une nation, mais diasporique.
Le « no-state » n’est donc pas une solution, comme le laisse penser le titre trompeur, mais un idéal qui réclame fidélité. La nation diasporique ayant pour caractéristique d’être dispersée parmi et dans les nations étrangères, chaque lieu où un fragment d’Israël déploie son existence et s’invente en une entité duale, avec sa double culture, son multilinguisme, sa langue juive spécifique, sa tournure de la pensée et du parler, sa solidarité avec la nation juive dans sa totalité et avec la population locale dont il épouse spontanément les causes justes. Voilà ce que produit l’existence d’un peuple partout minoritaire, entièrement adossé à l’étude et la pratique du Talmud, ce texte qui cultive l’incertitude, la controverse, le pluralisme des perspectives : une forme de vie exemplairement riche et tolérante, que Boyarin ne rabat pas sur une orthopraxie rigide mais conçoit comme un style, une manière d’être au monde, monde que le judaïsme rabbinique contraste dès ses origines avec la civilisation gréco-romaine.
Que sont alors les Juifs selon Boyarin ? Un peuple, un Kulturvolk parmi d’autres, au sens de Herder, mais dont le critère distinctif réside en dernière instance dans l’expression linguistique et la vision du monde qu’elle génère, comme Humboldt la concevait. Un peuple culturel, à l’exemple de ce yiddische volk de la zone de résidence russe auquel Doubnov et les doctrinaires du Bund donnèrent une mouture moderne, un peuple-monde sans territoire ni Etat, créatif, irénique, en quête d’autonomie et solidaire avec toutes les minorités maltraitées. A ceci près que Boyarin expurge la perspective de ces « autonomistes » de toute dimension politique, en les extirpant de l’espace de débat dont les sionistes étaient partie prenante, pour finalement n’en tirer qu’une vague cosmopolitique où s’épanouissent tous les idiolectes, vision dont on admettra que les juifs de l’espace sous domination tsariste ne pouvaient certainement pas se payer le luxe. Doubnov, avant d’être emporté dans la tourmente, en avait pleinement conscience, mais Boyarin, lui, peut se payer ce luxe et s’offrir cette parfaite adéquation des juifs à leur code culturel ancestral à bas prix : le luxe de la cécité politique. Que la marche de l’histoire ait violemment englouti le yiddishland, dans toute sa diversité, ne semble pas le troubler ; ni que le sionisme et lui-seul fut une stratégie efficace capable de mettre les juifs à l’abri.
Voilà qui vu d’Europe est étrange et donne au manifeste de Boyarin un tour irréaliste. Cette indifférence aux soubresauts de l’histoire n’est rendue possible qu’à partir d’un point de vue post-historique, celui du Nouveau monde dont les États-Unis d’Amérique sont l’expression politique. Boyarin, sans peut-être en avoir une conscience nette, procède en somme à une reformulation américaine-multiculturelle de l’existence des juifs. La nation diasporique s’emboite parfaitement dans ce monde horizontal des États-Unis d’Amérique, cet Empire mondial qui inclut idéalement toutes les différences en assurant à chacune d’elle une autonomie et une expression égales. C’est précisément cela qui confère à la thèse de Boyarin la teneur d’un manifeste judéo-américain. Un manifeste autocentré, dont la hauteur de vue brouille le regard sur la configuration diasporique globale actuelle.
L’auteur adresse son manifeste à tous les juifs, puisqu’il en va l’essence de la « judéïté », mais son lectorat imaginé, qu’il espère extensif, est amputé de pans significatifs de ce que la Tradition nomme « le tout d’Israël » — les juifs d’Europe au premier chef. Certes, Boyarin a le nombre pour lui, mais l’hégémonie numérique ne devrait en découler pour qui se préoccupe d’inclusion maximale. Alors, sous cet angle très partiel et à cette altitude où il semble éthéré, le fait juif peut passer effectivement comme protestant contre la marche d’un monde déjà rédimé par l’Amérique. Les juifs figurent, sous la plume de Boyarin, un cas paradigmatique de résistance à toute oppression, d’appel à l’inclusion de toutes les identités, celles que la modernité secrète en faisant émerger des groupes subalternes dans ses interstices et qu’elle relègue à sa marge, ou celles du sud global en quête de justice et de reconnaissance à l’ère postcoloniale. Tel un avant-poste dans la lutte contre l’hégémonie occidentale, qu’elle soit politique, arc-boutée sur l’Etat-nation, économique, hissée sur le cheval du capitalisme exploiteur, ou épistémique, encastrée dans une raison universelle répressive, la nation diasporique, cette étrangère de l’intérieur de l’Occident, est, par construction, rétive à toute soumission. La néo-orthodoxie de Boyarin théorise, accompagne et éclaire la révolution en cours, telle une mise à jour dé-coloniale de l’injonction traditionnelle : « Et vous serez la lumière des nations ». Elle est une version inclusive, plus sophistiquée mais aussi plus candide, de l’antisionisme ultraorthodoxe de Joël Teitelbaum, le rugueux rebbe de Satmar qui, lui, enregistrait l’existence des Etats comme un fait mais l’interdisait aux juifs dont le destin est exceptionnel.
Or, « tradition des Juifs » et « histoire politique des Juifs » sont-elles deux sphères aussi distinctes que ne le voudrait Boyarin ? On peut en douter, on peut même le contester. La construction traditionnelle de la condition exilique, elle, était effectivement une « no-state solution », une solution à la défaite et à la dispersion, et en aucun cas un idéal, plutôt une solution contrainte, sous-optimale, qui requérait toujours aussi que les juifs s’orientent politiquement dans un monde dangereux. Or précisément, il convient ici d’être attentif au vocabulaire : Boyarin évite soigneusement le mot galout, qui charrie toute la charge dynamique de la trajectoire des juifs et l’inconfort subséquent de leur condition réelle, pour lui préférer le terme grec diaspora, dispersion horizontale délestée de son pendant centripète, fut-il imaginé. C’est la perte de cette tension qui lui permet d’appréhender le fait juif comme une succession spatio-temporelle paisible de formes sociales de vie juive, alors que la galout implique structurellement et simultanément que les juifs se disposent verticalement dans un monde politique où la question du pouvoir est vitale.
Dans un précédent ouvrage intitulé Pouvoirs de la diaspora, Boyarin avait déjà exposé les éléments de son appréhension très sélective de la Tradition : pouvoir créatif de la diaspora certes, mais apolitique, sans puissance effective face à l’adversité, sans que son essai ne mentionne même une fois le livre d’Esther qui est pourtant ce texte diasporique par excellence dans lequel les juifs puisèrent durant des siècles en Europe et ailleurs une pratique politique effective. Seule cette élision autorise Boyarin à esthétiser sans reste la condition des juifs en une forme de vie juive — « juste des juifs qui chantent, qui dansent, qui parlent et écrivent en hébreu et en yiddish, en judéo-espagnol, étudiant le Talmud de toutes sortes de manières, qui luttent ensemble pour la justice en faveur des Palestiniens et de Black Lives Matter ». La dégradation de la galout en diaspora dans une Amérique heureuse, naïf substitut de la terre promise, autorise cette prouesse.
Le manifeste de Boyarin exprime un malaise surmonté, mais ne nous oriente guère. Il est en somme un autoportrait intellectuel un peu complaisant, celle d’un éminent spécialiste du Talmud et du judaïsme antique, qui a élu domicile sur le campus américain, et l’on ne doute pas qu’il coule des jours heureux dans ce monde où l’intellectualité libérale parvient à son acmée. Son manifeste témoigne tout au plus de son voisinage placide avec ses collègues des « studies » — gender, African-American, colonial — qui l’ont certainement adopté, peut-être pourra-il même y acquérir le statut de mascotte. La puissance de subversion du langage talmudique y séduira à coup sûr car elle est destinée à articuler toutes les alliances entre dominés dont les noms prolifèrent sans fin sur le campus. Mais le vent mauvais de l’histoire qui semble s’être déjà levé aux États-Unis, qui fait gonfler une vague dans les corridors des universités et sur lequel Boyarin parvient momentanément à surfer habilement, finira-t-il par le déstabiliser ? Il sera alors conduit à mieux méditer la citation sur laquelle s’achève son propre manifeste : « Si vous le voulez [l’Etat pour les juifs], ce n’est pas un conte de fée » — clin d’œil désapprobateur de l’auteur à cet autre bourgeois rêveur qu’était Herzl qui, lui, ne connaissait peut-être rien à la Tradition, mais en avait pourtant recueilli quelque chose d’essentiel : le réalisme, que Boyarin n’aura cessé de nier.
© Danny Trom
https://k-larevue.com/a-propos-de-daniel-boyarin-the-no-state-solution-a-jewish-manifesto/
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