À la vérité, ces temps-ci, je mouline dans le vide. Je scrolle des heures sur Facebook, l’esprit ailleurs. Où? Je l’ignore. Mes yeux glissent sur les mots, les images. Blasée. Une voix en moi, la plus méchante, me souffle que c’est l’âge, que rien ne sert de s’en défendre, de résister à l’évidence, que personne n’y échappe, qu’à la fin le temps nous écrase. Tous. Moi aussi. Moi, la rêveuse, l’idéaliste, l’amoureuse invétérée, la curiosité incarnée…
Je lui réponds de la fermer. Que je ne lâcherai pas. Je continue de scroller. Je cherche un sujet joyeux. À partager avec vous. Je veux vous épargner mon blues. Ne pas vous le coller. Si Si, ce truc est contagieux. Les vidéos animalières se suivent, se ressemblent, et m’arrachent péniblement un sourire attendri. Je glisse sans réagir sur les Posts grossiers, vulgaires ou venimeux. L’obscénité fait loi. C’est la logique capitaliste, ou que le plus fort gagne ! Celle qui prend aux plus pauvres pour mieux donner aux riches. Celle du mensonge, de la magouille et de l’hypocrisie. Je frémis. Ça me rassure. Je poursuis mon errance.
Et soudain, ma colère explose. Hourrah ! je suis vivante. Elle était là, dévastatrice, à me dévorer les entrailles. Faisant feu de tout bois. De mes regrets, de mes angoisses, de mon découvert en banque, de mon cœur qui s’émousse, de mon corps qui ne désire plus, de mon impuissance à peser sur le destin du monde, et sur le mien souvent aussi, des espoirs saccagés par la réalité, du malheur qui parfois s’acharne, de l’injustice, du sens unique, insensé, de l’existence, des victimes de la haine, des espèces qui s’éteignent, des films qui se terminent mal… Pour me déclencher enfin, une petite phrase a suffi. Une de ces recettes de bien-être qui polluent les réseaux sociaux. Bouddha, Saint-Ex, Aurèle… N’en jetez plus. Je déteste cette dictature des lunettes roses, cette obligation d’avancer, quoi qu’il arrive, de fonctionner, de voir les choses du bon côté, le verre à moitié plein. Et que doit-on penser quand il est complètement vide ? Que le destin nous pousse à dépasser nos limites ? Eh bien, non, messieurs les gourous de la pensée positive, on n’est pas des chameaux !
Lentement, la mayonnaise retombe. Ainsi, depuis des jours. Et moi, qui adore l’été, le ciel bleu, le soleil brûlant, au lieu de me réjouir de la chaleur de juin et de me mettre en mode lézard, je pense à la planète, aux famines annoncées, aux villes bientôt inondées, aux migrations forcées. Moi, qui aime la technologie, parce qu’elle rime avec magie, je m’inquiète de ses dangers, l’Intelligence artificielle menace l’humanité, titrait il y a quelques jours un journal israélien. Moi qui adore Israël, je me recroqueville à l’idée des divisions qui la rongent, de la culture des gros bras qui en altère la beauté, la grandeur, la noblesse.
J’avais donc décidé pour notre bien à tous d’attendre de remonter la pente, de retrouver mon humour, noyé dans les montées acides, avant de vous écrire.
Puis ce matin, en longeant mon marché préféré, le seul, l’unique Mahane Yehuda, j’ai traversé, inconsciente, son fouillis d’odeurs tentatrices, vade retro bourekas. Euh, en fait, pas retro. Les yeux brillants et les papilles en joie, par anticipation, je me suis approchée d’un stand. J’ai admiré l’étalage de délices salés et sucrés, et sans me censurer, sans penser à ma ligne, à ma santé, mon porte-monnaie, j’ai emballé tous ceux qui me faisaient envie. C’est en mordant dans le premier, que je me suis rappelé le célèbre enseignement du rabbi Nahman de Braslav : « Le monde entier est un pont très étroit, mais l’essentiel est de ne pas avoir peur ». Et je me suis imaginée sur ce pont suspendu au-dessus de l’infinité. Ce pont volant, à tous les vents. Je me suis vue danser, sauter, tourbillonner dessus. Le corps et le cœur légers.
© Judith Bat-Or
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