Marie Moutier-Bitan. La conférence, un film de Matti Geschonneck

Une imposante berline noire s’engage dans une allée figée dans le froid de janvier. Elle s’arrête devant une villa cossue de la banlieue ouest de Berlin, au bord du lac de Wannsee. Deux dignitaires nazis en sortent et se dirigent vers l’intérieur de la villa. Il s’agit d’Heinrich Müller, chef de la Gestapo, et de Karl Schöngarth, chef d’un Einsatzgruppe en Ukraine de l’ouest. 

Nous sommes le 20 janvier 1942, le Troisième Reich occupe une très large partie de l’Europe, de la France à la Russie occidentale, de la mer Baltique à la mer Noire. Reinhard Heydrich, chef du RSHA (Office Central de la Sécurité du Reich), réunit quatorze cadres de l’administration civile allemande et de la SS pour poser les jalons organisationnels de « la Solution finale à la question juive ». 

Le film de fiction – au sens où il est interprété par des comédiens – Die Wannseekonferenz, du réalisateur allemand Matti Geschonneck, suit scrupuleusement le compte rendu rédigé par Adolf Eichmann, chargé de la logistique de l’extermination des Juifs au sein du RSHA, et par sa secrétaire, Ingeburg Werlemann, seule femme présente à la réunion. Le scénario respecte la temporalité de la réunion – environ 90 minutes1 – et nous entraîne dans une valse d’échanges sinistres et dépassionnés. La morgue des protagonistes renforce la déshumanisation totale des Juifs d’Europe, réduits à des chiffres inscrits sur des rapports ou à des marchandises encombrantes. 

L’ensemble est saisissant, dense, riche de références, hélas probablement illisibles pour les non-spécialistes, mais la lecture que nous propose le film de la Conférence de Wannsee est rigoureuse.

Participants et luttes de pouvoir

De facture assez classique, servi par la lumière pâle de l’hiver berlinois, le film est corseté par sa contrainte d’unité de lieu, de temps et d’action, tel un drame antique. Ce choix de réalisation l’empêche de développer d’intéressantes pistes de réflexion qu’il ne peut qu’effleurer. Les principaux enjeux du processus génocidaire à l’échelle du continent européen sont bien présents, mais distillés par touches plus ou moins explicites en raison du format choisi. 

Tout d’abord, les quinze protagonistes de cette réunion et leurs fonctions auraient mérité d’être mieux introduits. Si Reinhard Heydrich, joué avec une élégance troublante par Philipp Hochmair, et Adolf Eichmann (Johannes Allmayer) sont rapidement identifiés, ce n’est guère le cas des autres. La plupart sont de hauts-fonctionnaires, occupant des rangs subalternes, au plus près des réalités administratives, qualifiés avec mépris de « gratte-papier » par Heinrich Müller de la Gestapo. Représentants des ministres de l’Intérieur, de la Justice, des Territoires occupés de l’Est, des Affaires étrangères, secrétaires de la chancellerie du Reich (reconnaissable à l’uniforme ocre du NSDAP), du Plan de quatre ans, ils sont ceux qui épaulent et exécutent les directives prises par Wilhelm Frick, Franz Schlegelberger, Alfred Rosenberg, Joachim von Ribbentrop, Martin Bormann ou Hermann Göring. Ces derniers sont eux tous absents de la réunion. 

Face à face les protagonistes de la Conférence de Wannsee attendent le début de leur réunion. (Condor Films)

En face d’eux, assis à la même table, de sinistres hommes en uniforme, aux traits marqués, taciturnes : ils ont en commun d’avoir d’ores et déjà pris une part active à l’anéantissement en cours des Juifs habitant sur les territoires de l’Est. Parmi eux, intervenant régulièrement tout au long de la réunion, se trouve Joseph Bühler, représentant d’Hans Frank, Gouverneur général de Pologne. L’enjeu pour cette administration civile est double : à la fois héberger les centres de mise à mort destinés à assassiner notamment les Juifs d’Europe occidentale, tout en mettant en oeuvre l’extermination des Juifs déjà présents sur son territoire, soit, numériquement, la plus importante population juive du continent. Si Hans Frank, proche d’Adolf Hitler, et ses adjoints envisagent comme un honneur et un défi d’être l’un des pivots organisationnels et logistiques de l’anéantissement des Juifs d’Europe, ils souhaitent imposer leurs conditions : donner la priorité pour la chambre à gaz à « leurs » Juifs, les Juifs polonais sous leur juridiction. Le film évoque ce nouveau procédé d’assassinat de masse de manière subtile et effrayante, l’inscrivant dans la suite des opérations d’euthanasie des personnes handicapées mentales – connues sous le nom d’Aktion T4 – et des expérimentations dans les camions à gaz. La réunion acte la construction en cours de chambres à gaz sédentaires, vers lesquelles seront acheminés les Juifs d’Europe. Mais les informations sont données au compte-goutte, et c’est à la fin du film qu’Eichmann précise l’usage du monoxyde de carbone et du zyklon B à Auschwitz.

Le film parvient à traduire les tensions entre les différents protagonistes, l’administration civile et la SS, entre les hommes déambulant dans les couloirs des ministères à Berlin et ceux qui sont déjà impliqués jusqu’au cou dans les persécutions et les massacres de Juifs. Le film nous montre sans jamais quitter la salle de réunion deux modalités de l’extermination des Juifs : bureaucratique et empirique. 

L’anéantissement en cours

Avant la réunion, Karl Schönegarth, artisan de massacres de Juifs commis en Galicie orientale à l’été 1941, rencontre Rudolf Lange, KdS (commandant de la police de sécurité et du SD) de Lettonie, sous l’autorité de l’HSSPF (haut-commandant de la SS et de la police) Russland-Nord Friedrich Jeckeln et de Franz-Walter Stahlecker, chef de l’Einsatzgruppe A, organisateur des tueries de Juifs – hommes, femmes et enfants – dans les Pays baltes. Rudolf Lange fume, seul, une cigarette sur la terrasse. Il confesse au nouveau venu : « Je ne suis pas à l’aise en réunion. » Les deux hommes en uniforme de la SS se comprennent. Les phrases échangées, peu nombreuses, sont lourdes de sens. « On en finit avec nos Juifs, d’autres arrivent déjà », poursuit-il. Chaque mot est pesé. « Nos Juifs », une expression qui reviendra régulièrement au cours de la réunion. « Nos Juifs », ce sont les Juifs qui se trouvent dans leur juridiction, dont ils ont la responsabilité entière – de leur vie, de leur travail, de leur assassinat. « Nos Juifs », dont ils peuvent se targuer de l’anéantissement total, réalité comptable du travail accompli apparaissant avec la mention judenfrei [libre de Juifs] inscrite sur l’Estonie, dans la carte du rapport Stahlecker, remis fièrement à Heydrich au cours de la conférence. Outre l’honneur d’avoir servi avec zèle et efficacité les desseins du Führer – absent physiquement mais assurément présent dans l’esprit de chaque participant – se glisse la dimension économique : qui bénéficiera des biens des Juifs assassinés ? La mise en œuvre de la « Solution finale », comme sait le suggérer la réalisation, est aussi une question de profit économique, politique, personnel. 

Plan du film. Discussion entre Schöngarth, Kritzinger et Lange. (Condor Films)

Lange continue : « On a reçu 800 Tchèques. Un tour dans les bois et terminé. » Nul besoin d’expliciter. Durant toute la réunion, ils sont filmés sous cet angle d’hommes de terrain, en retrait, mais dont on sent tout le décalage avec les autres : ils ont l’expérience des fusillades, ils ont les mains sales, ils ont la connaissance de ce que signifie concrètement de tuer des milliers d’hommes, des femmes et des enfants juifs. Ce spectre de l’expérience de terrain plane et la mise en scène le rend admirablement. Alors que l’extermination des Ostjuden, ou « Juifs de l’Est », n’émeut aucun des dignitaires nazis, la question des Juifs allemands2 avec lesquels ils partagent une culture et une histoire communes (notamment concernant les anciens combattants de la Première Guerre mondiale ou encore les Mischlinge3) semble plus délicate.

Au 20 janvier 1942, le front de l’Est est stable. La percée des unités de la Wehrmacht a permis au Troisième Reich d’avancer profondément sur le sol soviétique, sans toutefois s’emparer de Moscou. Derrière les troupes armées, les commandos des Einsatzgruppen (traduits dans les sous-titres français comme « unités mobiles ») ont assassiné plus de 550 000 personnes, très majoritairement juives.4 La pénibilité des fusillades pour les tireurs attire l’attention des bureaucrates. Ils s’inquiètent des conséquences pour ces soldats. D’autres méthodes de tueries ont déjà été expérimentées depuis plusieurs mois, en particulier les camions à gaz. En parallèle de cette conférence de Wannsee, d’autres réflexions étaient conduites concernant les cadavres de cette opération génocidaire d’ampleur européenne : l’Aktion 10055. En réalité, la décision de l’extermination totale des Juifs d’Europe a non seulement déjà été prise, mais l’extermination est déjà en cours, avec la construction des centres de mise à mort et des premiers essais de gazage, notamment à Chełmno, non loin de Łódź.

Entre tournant génocidaire et réunion de service 

Il ne faut ainsi pas se méprendre face à la satisfaction manifeste d’Heydrich à la vue de la carte illustrant le travail génocidaire accompli par l’Einsatzgruppe A dans les Pays baltes depuis la fin juin 1941. Rappelons que des rapports, connus sous le nom d’Ereignismeuldungen, compilés à Berlin d’après les comptes rendus rédigés par les chefs des Einsatzgruppen, arrivaient quasi quotidiennement dans le bureau du chef du RSHA. Heydrich et Himmler avaient d’ailleurs suivi de très près le début des missions des Einsatzgruppen et des autres unités impliquées dans la guerre d’anéantissement à l’Est. Ils s’étaient rendus sur place, notamment dans les régions de Białystok et de Brest-Litovsk et avaient donné l’impulsion aux massacres de grande ampleur de Juifs en territoires soviétiques occupés6. Par les correspondances et les permissions des soldats de la Wehrmacht engagés sur le front de l’Est, les fusillades de familles juives entières étaient largement connues au sein de la population allemande ; le film demeure néanmoins prudent sur le degré de connaissances que les hommes des ministères auraient de ces tueries. 

Le choix scénaristique de s’appuyer sur le rapport d’Eichmann fournit un angle d’approche de cette réunion forcément bureaucratique, dont le spectateur doit avoir conscience. Tout comme la présentation méthodique d’Eichmann du nouveau procédé d’assassinat massif (déportation vers les centres de mise à mort et gazage) ne doit pas masquer la réalité d’un processus de tuerie beaucoup plus rudimentaire et loin de cette partition millimétrée, au même titre que les rapports des fusillades présentaient des exécutions maîtrisées par un peloton de tireurs, là où régnait le chaos et le carnage. La focale sur cette conférence de Wannsee, que permet l’existence d’un compte rendu, ne doit pas pour autant avoir un effet grossissant qui reléguerait au second plan d’autres réunions qui eurent une importance au moins équivalente (par exemple celle du 16 juin 1941 présidée par Heydrich devant les chefs des Einsatzgruppen avant le lancement de l’Opération Barbarossa), mais dont nous ne disposons pas d’un compte-rendu détaillé, comme celui du 20 janvier 1942. Jusqu’à nos jours, le narratif administratif nazi, indispensable à notre compréhension, peut déformer notre perception des événements de la Shoah. Il est essentiel d’en distinguer les limites et les écueils. 

Die Wannseekonferenz est un film de grande qualité, lançant de nombreuses pistes de réflexion à qui saura les déceler, servi par un casting impeccable. Il a le mérite de montrer la mobilisation de tous les services, au plus haut niveau de l’État nazi, pour la mise en œuvre de l’anéantissement total des Juifs d’Europe, et de pointer les enjeux politiques et économiques pour chacun de jouer un rôle-clef dans ce processus voulu par Adolf Hitler, dont l’esprit est partout dans la salle de réunion. Le huis-clos du film ne doit pas masquer l’importance des événements qui se déroulent hors-champ. Les principaux décideurs de l’extermination des Juifs – Hitler, Himmler, Goering – sont absents. Et l’anéantissement des Juifs d’Europe s’organisa dans une multitude de lieux, dont la villa de Wannsee n’était que l’un des symboles.

© Marie Moutier-Bitan

« La conférence, un film de Matti Geschonneck », Revue Alarmer

 https://revue.alarmer.org/la-conference-un-film-de-matti-geschonneck/

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1 Comment

  1. Merci pour cette analyse filmique très documentée. C’est effectivement le reproche que l’on peut faire à ce film de vouloir raconter un fait historique sans le contextualiser suffisamment. Le casting est remarquable et l’effet de ces 90 minutes de narration reste néanmoins implacable.

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