Aujourd’hui, Jérusalem s’est habillée en bleu et blanc. Les couleurs de l’espoir, Hatikva, notre espoir. Trêve bienvenue après ces mois placés sous le signe de la rage et de la division. À la radio, les discours semblent, sinon apaisés, civiles, respectueux. Adversaires tentent de s’écouter. Du moins, pour la plupart. Car ce jour est sacré. Il appartient aux soldats morts pour que vive Israël. Pour que nous et nos familles, ici et en diaspora, ayons une chance d’avenir. Il appartient à eux, qui se sont sacrifiés, à leurs père et mère, leur veuve, leurs enfants, leurs sœurs et leurs frères.
Je marche dans la rue, accompagnée par les histoires de ceux à qui je dois de vivre libre dans mon pays. Brusquement, je réalise que contrairement à d’habitude je n’ai pas coupé le son à la fin de mon entraînement. Je suis restée branchée. J’ai continué d’écouter. Et pas question d’arrêter.
Tous les récits commencent par des coups frappés à une porte, l’annonce de la pire nouvelle, et un monde qui s’effondre, un univers qui disparaît. À jamais. Une des mères orphelines compte chaque jour passé depuis la mort de son fils, infirmier militaire – dix-neuf ans pour l’éternité. Un frère explique que sa mère, rescapée des camps de la mort, refuse en yiddish d’y croire. « Non. Ce n’est pas possible. »
Non. Ce n’est pas possible. Pourtant, de nouveaux noms viennent chaque année allonger la liste déjà trop longue des victimes des guerres d’Israël. Soixante-quinze ans sans répit. Comment justifier ces souffrances ? Ces sacrifices ? Par un rêve ? Un idéal ? Le sionisme ? Sans doute, dans une certaine mesure qui varie selon les gens et leur sensibilité. Mais avant tout, je crois, par notre histoire.
Mes arrière-grands-parents sont des bébés Crémieux. Ils ont nourri en grandissant l’amour d’une patrie qui les avait adoptés « bien que Juifs ». Ils n’ont jamais eu de cesse d’insuffler leur gratitude envers la France à leurs enfants qui eux-mêmes l’ont transmise à leurs petits-enfants, mes parents. La France. Je n’ai entendu aucun de mes proches dire un mot contre la France, leur pays. Certains se déclarant même Français avant que Juifs. Ils ont poussé leur devoir de fidélité si loin que je n’ai appris que tard leurs souffrances sous Vichy.
Mon grand-père, cheminot, licencié puis expulsé avec femme et enfants de son appartement, envoyé se loger ailleurs, ou plus exactement, s’entasser dans le quartier juif avec les autres « de sa race », dépossédés aussi. Un ghetto qui ne se nomme pas, parce que la France, la liberté, l’égalité, tout ça, et un ghetto, ça ne colle pas.
Mon autre grand-père, lui, héros de la guerre de 14, gazé à Verdun, et reclassé comme gardien à la banque d’Algérie, qui s’est vu interdire en 1940 tout contact avec le public, par le gouvernement de collaboration. La même année, mes oncles, mobilisés en 1939, déchus de leur citoyenneté, internés dans des camps de travail de Vichy dans le Sud algérien, qui réussissent à s’évader pour aller libérer la France, leur France, avec le général Leclerc. L’un d’eux n’en est pas revenu. Tombé en Normandie. Est-il comptabilisé parmi les héros français, lui qui officiellement ne l’était plus alors ? Les enfants de la famille renvoyés des écoles, privés d’éducation. Mon père et ses cousins, éclaireurs de France, virés aussi, comme des malpropres. Et à la fin de la guerre, l’ardoise effacée. Tout pardonné.
Cette histoire juive, pas très marrante, se décline en tant de langues ! Partout où les Juifs ont été « acceptés » en tant que citoyens, ivres de l’illusion d’intégration, ils ont sur des générations entretenu la flamme de leur amour de la patrie. Et souvent, aveuglés par cet amour, ils ont refusé de voir, de décrypter les signes alarmants.
Nos souffrances, nos sacrifices ne datent pas d’Israël et ses guerres, mais ils ont un sens désormais. Celui de l’émancipation, de l’autodétermination. En Israël, nous ne sommes plus citoyens sous condition. En Israël, notre destin nous appartient.
© Judith Bat-Or
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