Ceux qui m’ont déjà lue connaissent maintenant ma salle de sport et son fameux tapis de course, mais pas ma cour magique. Mon petit coin de paradis au cœur de Jérusalem, avec ses mauvaises herbes, dont je n’arrive pas à bout, parce qu’elles me plaisent bien au fond, que j’aime leur insolente vigueur, cette manière tout à elles de s’étendre au-delà du territoire qu’on leur accorde, de se dresser entre les pierres, qui prétendent les dominer. Puis aussi, je dois l’avouer, parce que je n’ai pas la main verte. Cette cour m’offre l’illusion d’avoir un bout de ciel à moi. Rien qu’à moi. C’est là que le matin à l’aube, quand le temps le permet, je m’assois avec mon café, le premier de la journée, pour profiter du silence et de la fraîcheur de l’air, me rassembler avant d’affronter le monde extérieur, mettre un peu d’ordre dans mes idées, courir après certaines, en abandonner d’autres, sans risquer d’être dérangée – mes voisins les plus bruyants n’émergent que plus tard. Cette cour est un cadeau, mon luxe.
Ce matin donc, comme de coutume, je m’y suis installée, mon énorme tasse à la main. Le soleil se levait. Nous n’étions que lui et moi. Pourtant, je n’étais pas tranquille. Les pensées me fuyaient, traversant mon esprit sans se laisser attraper. Si j’avais insisté, j’aurais fini par m’énerver.
J’ai préféré partir pour ma gym et mon tapis de course. En route, je me suis branchée sur un Podcast intéressant sur ce que les hommes mangeront en 2051. Rassurant, effrayant, édifiant. Ça dépendait des moments. Je décrochais. Je raccrochais. Incapable de fixer mon attention sur le sujet. J’avais la tête ailleurs. Mais où ?
À ce jour, un dimanche, j’avais six ou sept ans, où mes parents, ma sœur et moi revenions du restaurant. J’adorais ces sorties, de rares respirations au milieu des tensions de la vie familiale. J’étais assise à l’arrière. Du côté conducteur. À un feu, quelqu’un derrière a klaxonné. Mon père a redémarré sans y prêter attention. Puis a pilé. Le chauffeur de derrière nous avait fait une queue de poisson. Il est descendu de voiture. A foncé vers nous en furie. Arrivé à notre hauteur, il a hurlé, tremblant de rage : « Sale Juif ! Sale pied-noir ! Sors, si t’es un homme ! » Mon père n’a pas bougé. L’autre a craché sur le pare-brise avant de repartir. Nous laissant assommés.
Je me suis rappelée ma terreur de ce moment. Je l’ai sentie à nouveau, comme alors, dans mon ventre. La force du souvenir.
Brusquement, j’ai compris. Je n’avais pas fini de parler de Yom Hashoah. J’avais des choses à ajouter. Ce jour-là, je suis arrivée tard mais je ne voulais pas être en train de suer quand la sonnerie retentirait. J’ai augmenté la vitesse de mon engin et couru contre la montre, vérifiant sans cesse l’heure. J’ai appuyé sur stop une minute avant. L’œil sur l’horloge de mon portable, j’ai marché jusqu’aux vestiaires, dont J’ai poussé la porte à dix heures. Dix heures pétantes. Et rien. Pas de sonnerie. Le sous-sol, évidemment ! Quelques jeunes femmes étaient là. Sans un mot, après avoir échangé un sourire, nous nous sommes figées ensemble. Chacune dans ses pensées. Pourtant, nous étions unies. Cette unité, je ne l’ai pas rêvée. Et c’est elle que nous devons à tout prix pérenniser. Pour ceux qui ont été trahis par des patries auxquelles ils juraient fidélité. Pour ceux qui ont été victimes de coups ou simplement d’injures. Pour ceux qui aujourd’hui encore se cachent, se taisent, se barricadent.
Car même si certains, chanceux, n’ont jamais subi la haine, elle les visait aussi.
© Judith Bat-Or
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