Gérard Kleczewski. Les Partisans, la flamme des héros et des héroïnes ne s’éteint jamais 


Cet article est dédié à Hubert Bouccara, bouquiniste et libraire à Paris 14ème, à la fois passionné de Kessel et de Gary (qui étaient ses amis), en espérant qu’il retrouve rapidement la santé. 


Il y a Joseph Kessel, cigarette brune sans filtre à la bouche, penché vers Maurice Druon. Celui-ci a craqué une allumette et fait l’offrande à Kessel de sa flamme, en la protégeant de ses deux mains afin qu’elle ne puisse s’éteindre. Sur la photo en noir et blanc, Druon parait bien plus jeune que Kessel – il a en réalité vingt ans de moins. Il pourrait être son petit frère ou bien son fils, tant leur ressemblance est frappante… Mais Druon est son neveu. Ce qui n’a pas toujours été su…

Cette photo, prise en septembre 1953 au Théâtre du Gymnase à Paris, a été choisie pour la couverture du livre de Dominique Bona, de l’Académie Française : « Les partisans », sous-titré « Kessel et Druon, une histoire de famille » *. Couverture qui enveloppe la fameuse livrée beige de la collection NRF chez Gallimard.  

Un choix judicieux de photo, car elle symbolise à la fois leur lien indéfectible et leurs parcours parallèles d’écrivains, devenu académiciens à quelques années d’intervalle (et même secrétaire perpétuel de l’Académie, en plus d’avoir été ministre, pour Druon). Un choix qui donne à coup sûr envie d’en savoir plus sur ces deux êtres, à la fois si différents et si semblables, reliés à vie par la fidélité des braves – ceux qui ont combattu ensemble contre les nazis. 

Une biographie

La réputation de Dominique Bona en matière de biographie n’est plus à faire. Parmi toutes celles qu’elle a écrites, avec un époustouflant talent de plume et un souci du détail jamais pris à défaut, beaucoup ont concerné des femmes : Jacqueline de Ribes en 2022, Berthe Morisot en 2019 (Prix Goncourt de la biographie), Colette en 2017, Jeanne Voilier (le grand amour de Paul Valéry) en 2014, les muses de l’impressionnisme Yvonne et Christine Rouart en 2012, Clara Malraux en 2010, Camille Claudel et d’autres encore… 

Mais celle qui a obtenu en 1998 le Prix Renaudot pour son roman « Le manuscrit de Port-Ebène » a aussi par le passé consacré des biographies à des hommes… Et quels hommes ! Des écrivains : Stefan Zweig en 2010 (au passage lui aussi grand auteur de biographies, en plus de ses nouvelles et de ses romans) et Romain Gary dix ans plus tard. Deux de mes auteurs favoris ! 

Deux écrivains auxquels il convient d’en ajouter un autre… Joseph Kessel, dont j’ai lu les œuvres à plusieurs époques de ma vie. A commencer par le collège où, comme beaucoup, je l’ai découvert avec « Le Lion ». Un « Jef », puissant et inspirant, que je n’ai cessé par la suite de découvrir, pas seulement à travers ses œuvres mais aussi pour sa vie héroïque, faite d’aventures et de combats, de journaliste et d’observateur engagé du 20ème siècle.  De premier témoin de la naissance de l’Etat d’Israël en 1948 (Kessel obtint le visa N°1 du nouvel état hébreu. Il faut relire ses articles de l’époque et son livre « Terre d’amour et de feu, Israël 1926-1961 »)  

Mme Bona ajoute donc à sa biographie un autre écrivain, dont je me sentais moins proche originellement : le neveu de « Jef », Maurice Druon. Un Druon dont « Les Rois Maudits » sont devenus un classique de la littérature du 20ème siècle, puis en 1972 un feuilleton à l’incroyable succès (avec un remake douteux de Josée Dayan en 2005) avant – le saviez-vous ? – d’inspirer grandement Georges R.R. Martin, l’auteur de la série de livres fantastiques « Le Trône de Fer », autrement dit… Game of Thrones ! 

Par-dessus le marché, Dominique Bona évoque aussi une femme, figure essentielle dans l’existence de Kessel et Druon : la chanteuse et résistante Germaine Sablon (la sœur de Jean Sablon), dont le parcours se révèle des plus romanesques. 

« Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines…« 


Lire cette biographie écrite par Dominique Bona, c’est faire un retour en arrière prodigieux au 20ème siècle (Kessel est décédé en 1979, Druon est mort trente ans plus tard, Germaine Sablon en 1985). 

Un retour, précis et documenté, sur deux hommes célèbres qui, en plus d’être écrivains (plus de 80 romans et essais pour Kessel, de très nombreux aussi et des pièces de théâtre pour Druon) furent d’abord des combattants héroïques défiant la mort et dévorant la vie. En quête d’absolu aussi. Deux personnages d’ascendance juive lituanienne (le géniteur de Druon étant Lazare Kessel, le frère de Joseph) qui vont créer, à la fin mai 1943, les paroles du Chant des partisans. L’hymne de la Résistance française à l’Allemagne hitlérienne, composé à la demande des dirigeants de la France libre. 

« Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines…  » Si vous avez récemment regardé l’émission « La Grande Librairie », présentée par Augustin Trappenard sur « France5 », dont Dominique Bona était l’une des invitées, vous avez sans doute ressenti comme moi une grande émotion en entendant l’interprétation bouleversante du « Chant des partisans » par Yaël Naïm. 

Les paroles, écrites par les deux hommes un dimanche, après la sieste, dans le salon d’un hôtel du sud de Londres, qu’ils avaient rejoints à l’issue d’un parcours des plus périlleux, sont entrées définitivement dans l’histoire. « Jef » et Maurice ont su plaquer ces mots terribles mais d’une grande poésie, accompagnés à la prise de notes par Germaine, sur une mélodie inspirée du folklore russe (signée Anna Marly). 

Terribles donc, mais puissantes et fortes, ces paroles traduisent au fond le dialogue entre l’oncle et le neveu. Entre deux parents et deux amis qui se ressemblent physiquement, sans nécessairement se ressembler sur un plan moral. Deux associés si l’on veut, à l’occasion rivaux. Deux êtres qui partagent bien des choses tout en s’opposant en diverses circonstances.

Biographies croisées


Dans cette double biographie (à laquelle s’ajoute le portrait tout en finesse de Germaine Sablon), la complexité des rapports entre les deux écrivains de même sang, parcourt les pages. On apprécie la qualité du récit passionnant, poignant, souvent cocasse. Facile à lire en dépit de quelques redites et, par moment, une foultitude de détails pas très utiles à connaitre.     

Intéressant surtout de comprendre la force de leurs liens de parenté, tenus secrets dans un premier temps, qui revêtent une importance majeure dans leurs parcours respectifs. Qui cimentent leur relation, frappée du sceau de la fidélité et de la tendresse. De leur passion commune pour la littérature. 

L’un et l’autre sont des séducteurs et des amoureux des femmes. Les deux sont plutôt marqués politiquement à droite (même si la chose est plus claire pour Druon, gaulliste sans faille et ministre de Pompidou). Les deux n’ont pas souhaité avoir de progéniture. Mais Druon sera des deux celui qui s’en est expliqué le plus clairement : « La progéniture … est toujours un aveu d’insatisfaction, d’inaccomplissement de soi, de délégation faite au futur ».  Pourtant, l’un et l’autre ne détestent pas les enfants, comme en témoignent les magnifiques portraits d’enfants de Kessel dans « La passante du sans-souci » ou dans « Le Lion » par exemple, ceux de Druon dans son « Tistou les mains vertes ».

Selon Dominique Bona, ils ont bien d’autres points en commun encore. Et pourtant… « Jef » et Druon appréhendent la vie différemment. Kessel est un journaliste (notamment dans le glorieux France Soir de Lazareff), un aventurier perpétuel aux quatre coins du globe – notamment le Proche-Orient avec ses convictions sionistes de haut vol – et l’Afghanistan qu’il connait comme sa poche. Il aime prendre des risques et se révèle excessif en tout : le sexe, la drogue (l’opium comme Malraux) et les alcools forts. 
Druon, décrit par Bona comme « solide, organisé, volontaire », cherche quant à lui à se construire « contre » ses origines et en résistance aux démons familiaux (son père s’est suicidé). Druon aime le classicisme en tout. Le confort chez lui, son confort. Au contraire de Kessel qui aime bourlinguer et se confronter au réel dans toutes les situations. 

Dans l’écriture aussi ils empruntent des voies différentes. Là où Kessel se pare souvent de sa casquette de romancier pour enchanter les faits et les rendre accessibles, comme dans l’Armée des ombres, Druon n’envisage pas de dévier de la réalité dans ses romans historiques (en particulier dans « Les Rois Maudits ») Il dit ne vouloir s’autoriser aucun écart avec elle. Aucune fantaisie dans la reconstitution. Il se dote pour ce faire d’une équipe autour de lui pour écrire, là où Kessel ne pratique que dans la solitude volontaire.  

Kessel ne cherche pas à tout prix la respectabilité. Ainsi, il avoue n’avoir jamais ressenti le désir d’entrer à l’Académie française. Ce sont des amis, et Druon, qui le convainquent de poser sa candidature. Après une courte campagne, Kessel est élu le 22 novembre 1962. Quatre ans après, Druon entrera à son tour à l’Académie française. Il en éprouvera une immense joie, surpassant l’obtention du prix Goncourt en 1948 pour « Les grandes familles ». Contrairement à Kessel, mal à l’aise sous la coupole du Quai Conti, Druon est comme dans un poisson dans l’eau avec sa cape et son bicorne. Il en deviendra Secrétaire Perpétuel. 

Si Kessel a des convictions politiques, il ne cherche pas à se faire élire, à participer aux élections et à s’intégrer dans un parti. Il ne veut pas restreindre sa liberté par une affiliation partisane. Tout le contraire de Druon qui sera de tous les partis gaullistes jusqu’au RPR, sera député national puis européen, ministre pendant un an des affaire culturelles du gouvernement de Pierre Messmer, sous la présidence de Georges Pompidou jusqu’à sa mort en 1974.  

Enfin, leur rapport à leur judaïsme originel est tout autre. Là où Kessel reste foncièrement Juif, solidaire de son peuple dans sa quête pour un état indépendant sur sa terre historique, Druon se détourne du judaïsme dont il ne retient rien, ou pas grand-chose (comme Dassault par exemple). Dans ces conditions, ça n’est pas trop difficile pour lui de devenir en 1998 un témoin de moralité de Maurice Papon lors de son procès. Il dit considérer dans un article du « Figaro » que le procès avait été fait en 1945 et qu’il ne fallait pas « juger avec nos yeux instruits d’aujourd’hui mais avec nos yeux aveugles d’hier ». 

Kessel lui n’a donc cessé de revendiquer son appartenance au judaïsme. L’un de ses derniers faits de gloire artistique ? Ecrire un scénario pour un film documentaire de Frédéric Rossif : « Un mur à Jérusalem ». 
N’a-t-il pas fait orner son épée d’académicien d’une étoile de David ? Mieux, dans son discours d’entrée au Quai Conti, il tient à mettre en avant ses origines qui résonnent ironiquement avec le parcours de son prédécesseur, dont il doit faire l’éloge (Le Duc de la Force). Ecoutons-le : « Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France, dont les ancêtres grands soldats, grands seigneurs, grands dignitaires, amis des princes et des rois, ont fait partie de son histoire d’une manière éclatante, pour le remplacer, qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. Un juif d’Europe orientale… vous avez marqué, par le contraste singulier de cette succession, que les origines d’un être humain n’ont rien à faire avec le jugement que l’on doit porter sur lui. De la sorte, messieurs, vous avez donné un nouvel et puissant appui à la foi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards fixés sur les lumières de la France ». 

Merci à Dominique Bona de faire revivre dans « Les partisans »  les personnages si proches et si lointains à la fois de Kessel et Druon. Une époque de grandeur et de combat qui semble aujourd’hui si lointaine ! 

© Gérard Kleczewski 

* Les Partisans, Kessel et Druon, une histoire de famille. Editions NRF Gallimard. 528 pages. 24€. ISBN-10 : 2073015549

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