Tous les matins, en revenant de ma gym, les jambes molles mais l’esprit alerte, d’autant plus alerte que mes jambes sont molles, je passe devant une boutique ouverte depuis quelques mois. Aujourd’hui, devant la vitrine, le patron assis sur une caisse fumait une cigarette. Pas tout jeune le patron. Fripé par les ans. Fatigué. Et pourtant, toujours là. Toujours prêt. Je l’ai salué poliment. Il m’a répondu poliment. J’ai continué vers ma journée. Il est resté pour la sienne.
Deux cents mètres plus loin pourtant, je pensais encore à lui. Ne vous inquiétez pas je ne vais pas dériver vers la comédie romantique. Non. Je pensais à lui, dans le sens de ce qu’il représente pour moi. Je pensais à lui et ceux qui lui ressemblent. Ceux que personne ne voit. Transparents. Invisibles. Ceux dont on ne parle pas. Qui font tourner le monde. Sans bruits. Aux fourmis.
Ils ne sont pas photogéniques comme les stars dans leurs fourreaux ou leurs joggings haute couture, ni comme les belles et beaux gosses, avec leur corps bronzé au soleil de l’argent sur leurs yachts rutilants. Ils ne sont pas « sensationnels » comme une maison bombardée, effondrée après un séisme ou un cyclone tropical. Ils ne font pas de bons sujets. Ne valent pas le coup qu’on parle d’eux.
Ah non ? Eh bien, justement. Parlons de ces gens admirables qui se battent au quotidien pour garder la tête hors de l’eau. Ceux dont la vie se résume à une traversée interminable, à la nage, de tempêtes et de solitude. Ceux qui s’accrochent coûte que coûte. Les funambules de la vie. Qui apprennent sur le tas à avancer sur un fil, sans regarder vers l’abîme qui les entoure, qui les menace, qui les attend, au moindre écart, mais qui ne l’oublient jamais. Qui n’ont pas le droit à l’erreur.
Eux qui, chaque jour que Dieu fait, doivent trouver des solutions. Ça commence par de petites choses, comme jongler avec les factures. Laquelle laisser souffrir quelques semaines de plus. Laquelle payer d’urgence. Comment économiser sur le budget de l’été pour pouvoir acheter les manteaux en hiver. Éplucher les promos pour acheter le nécessaire tout en bouclant son budget. S’accrocher à un travail quelles qu’en soient les conditions. Baisser la tête. Et toujours faire bonne figure. Important de faire bonne figure. Les geignards sont à fuir. C’est vrai de quoi ont-ils donc à se plaindre ? Surtout depuis l’avènement des philosophies positives qui retournent le couteau dans les plaies des plus malheureux. Chantez les gars, chantez bon dieu « Y a d’la joie, bonjour bonjour les hirondelles » et « Souriez, vous êtes filmés ».
Et donc ? Quel rapport avec ce monsieur qui fume devant son magasin assis sur une caisse de légumes ? Ce monsieur qui a passé toute sa vie à trimer, ça se voit, il est éreinté, sans parvenir à mettre le moindre sou de côté. Ce monsieur qui à son âge devrait pouvoir se reposer, profiter de la vie, des fruits de son labeur. Ce monsieur doit continuer à se lever tôt le matin pour ouvrir le petit snack qu’il a loué sur mon chemin.
Je l’ai regardé s’affairer à retaper le local, recevoir le mobilier, l’arranger, et tout préparer pour l’accueil des clients. Je me rappelle aussi le jour de l’ouverture. Quand je lui ai lancé un « bonne chance » tonitruant, parce que je suis ainsi, parfois, tonitruante, il m’a répondu d’un merci et d’un sourire pâlichons, comme s’il savait déjà que ce n’était pas gagné. Elle était sympa son échoppe, simple et sympa. Pas snob comme les troquets du coin, centre-ville, Jérusalem. J’aimais son offre populaire : café, bourekas, jus de fruits.
Et puis, pendant des semaines, je l’ai vu derrière son comptoir passer d’une jambe sur l’autre. Seul. Personne n’entrait ni ne sortait. Un autre aurait été fichu. Pas lui. Pas un funambule de la vie. Alors, un jour, il a posé, sur le trottoir à côté de l’entrée quelques caisses de bananes. Le lendemain, il a ajouté des cageots d’avocats. Et petit à petit, sa boutique s’est remplie. De kiwis, pamplemousses, citrons, tomates, concombres, salades vertes… et les gens sont arrivés. Certains ont même consommé, un café sur le pouce avec un bourekas, avant de repartir avec leur petit marché. Maintenant, il fume tranquillement en attendant les clients, qui viennent, le saluent. Qui affluent.
Et j’ai peut-être rêvé mais je devine sur ses lèvres un sourire presque joyeux. Il s’est réinventé. Vivent les fourmis. Vive la vie !
© Judith Bat-Or
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