Si je vous dis Varlam, vous pensez sans doute à Varlam Chalamov (en russe : Варлам Тихонович Шаламов), né le 5 juin 1907 à Vologda et mort le 17 janvier 1982 à Moscou. Et vous n’avez pas tort, tant l’écrivain et poète russe de la période soviétique, qui passa 22 ans au Goulag, a marqué toute une génération.
Bien qu’un peu moins connu dans nos contrées qu’Alexandre Soljenitsyne – qui bénéficia de la mise en lumière télévisuelle de Bernard Pivot – ou qu’Evgenia Ginsbourg, dont « Le ciel de la Kolyma » fut un best-seller dans les années 70 et 80, Chalamov est le personnage emblématique de la résistance au stalinisme, doublé d’un écrivain puissant, dont les phrases et les mots, comme ceux de « Souvenirs de la Kolyma » résonnent encore plus de 40 ans après sa mort.
Des phrases comme « J’ai compris la différence entre la prison, qui renforce le caractère, et le camp, qui déprave l’âme humaine. ». Des poèmes, beaux et terrifiants comme ces vers : « Écrasé dans la poussière, La chemise déchiquetée, J’ai la bouche pleine de terre, J’ai la tempe ensanglantée. Je ne suis pas mort, dit-on ? ».
Mais Varlam, prénom qui – soit dit en passant – peut aussi être porté par des femmes, c’est à présent un nom et un titre. Un nom attribué à un chat. Un titre : celui du nouveau livre de l’écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires Michaël Prazan, paru aux Éditions Rivages.
Sous le ciel obscur de la Kolyma
Pour son documentaire « Goulag(s) », sorti en 2018, Prazan et son équipe ont débarqué à Iakoutsk, après de longues heures de vol depuis Moscou. Une expédition les y attend, aux confins de la douleur et du froid. Au mois de février, les températures dans cet endroit de la planète (la Sibérie orientale) sont glaciales (-50° Celsius). On serait tenté de dire inhumaines. Pas pour rien, que les Russes ont baptisé ces lieux « l’enfer blanc » !
Cependant, s’ils les ont ainsi baptisés, ce n’est pas que pour leur climat. Mais aussi pour leur histoire qui se confond avec celle de la Kolyma et du goulag de sinistre mémoire…
Il est là pour ça, le réalisateur de documentaires Prazan : filmer les vestiges des camps de travail, recueillir le témoignage des survivants et des autochtones, remonter aux sources de la période stalinienne et de ses goulags qui n’auront survécu que quelques années à la mort du dictateur.
Sur « la route des ossements », autre nom « sympathique » attribué à l’un de ces lieux où ont souffert tant de femmes et d’hommes, Michaël Prazan et son équipe rencontrent soudain sur le bord de la route une forme mouvante. Il s’agit d’un chat blessé, affamé, épuisé, transi de froid. Ils décident de le sauver et, en hommage à Chalamov, de le baptiser « Varlam ». Cela fait d’autant plus sens qu’une membre importante de l’équipe – Asia, installée en France, mais née en Sibérie – a eu son adolescence éclairée par l’œuvre et l’image de résistance de Chalamov.
En compagnie du félin Varlam, sauvé des griffes du froid et de la glace, l’équipe de tournage va traverser la Sibérie pour entreprendre ce nécessaire et puissant travail de mémoire. Marcher sur les pas de l’autre Varlam (Chat Lamov ?), décrire la terreur stalinienne, révéler en détails la grande terreur qui avait démarré 20 ans après la révolution Russe, jusqu’en 1956 et la fermeture du goulag, trois ans après la mort de Joseph Staline.
L’écriture est forte et précise. Le récit est dense et riche. Les mots sont acérés, à l’aune des politiques de terreur menées contre des femmes et des hommes épris de liberté. Des « Zeks » condamnés à construire cette tristement fameuse route « de la Kolyma » ou « des ossements » car elle se confondait avec les restes de ceux qui mouraient à la tâche. Ce, quelques années seulement après la marche de la mort qui ramenaient pour le coup à la vie un tout petit contingent de déportés des camps de la mort allemands…
Le talent de l’auteur
On retrouve dans « Varlam » ce qui fait le talent de Prazan : sa capacité à nous transmettre, sans pathos excessif, les leçons d’un passé qui n’est pas passé. Qui résonne encore au présent…
Nous permettre de nous identifier à d’autres humains, victimes soumis aux bourreaux, depuis le confort moderne de nos appartements chauffés à 21° (ou même à 19°).
Ecouter, ressentir, voir et laisser infuser nos sentiments de tristesse mâtinés de colère, comme si nous étions nous-mêmes déportés en Sibérie orientale.
Nous attacher aussi au matou, revenu de nulle part, même si – comme l’auteur – on n’a pas, au début de la lecture, une passion pour les chats. Car Varlam, bien plus que certains humains, porte en lui des vertus de douceur et de résilience, de silence ronronnant aussi qui accompagne désormais l’auteur et contrebalance la fureur du passé. Comme un symbole miraculeux de la vie qui renait, d’un espoir en l’avenir malgré tout, à l’heure du conflit en Ukraine dont on peine à voir l’issue…
Un beau livre qu’il convient, plus que tout, de dédier à la mémoire de Varlam Chalamov (1907-1982).
© Gérard Kleczewski
« Varlam » de Michaël Prazan, 272 pages, aux éditions Rivages. ISBN-13 : 978-2743659103
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