Je me suis rendue avec curiosité à une séance de La Femme de Tchaïkovski. La Droite hurle que le film, censuré par la Russie et encensé à Cannes, est wokiste… Je pouvais le croire : des navets interdits par le régime russe, j’en avais vu. Mathilde, narrant les amours de Nicolas II et d’une ballerine, a fait hurler les conservateurs russes taraudés par des considérations très éloignées des mœurs françaises : un tsar entretient une danseuse et ce sont tous les Romanov qui sont salis… Couvrez cette maîtresse sur pointes que la Russie ne doit pas voir.
Serebrennikov démontre que la censure russe tape indifféremment sur le beau et sur l’ennuyeux. Certains lui reprochent de ne pas parler de Tchaïkovski, voire de négliger sa musique. C’est faux. Ce film n’est pas un biopic, c’est un opéra : la mise en scène d’une Tatiana nommée Antonina qui parvient à épouser son Onéguine — Tchaïkovski, et dont la vie bascule du drame bourgeois de Pouchkine à un roman de Dostoïevski. Boue, occultisme, âmes meurtries, folie, piano et conversations françaises légères… Plus russe, tu meurs.
Onéguine aux bottes crottées et Tatiana Miliukova
D’autres trouvent le personnage de Tchaïkovski peu réaliste, méprisant et ne montrant pas la complexité de l’artiste. Je trouve pour ma part brillant de l’avoir limité à cette description de Pouchkine : « En liberté, Onéguine sort, Il porte une coupe à la dernière mode, comme un dandy de Londres il est habillé, et enfin il a vu la haute société. Il savait parfaitement s’exprimer en Français, sans effort, la mazurka, il la dansait, et très aisément, il s’inclinait. Que voulez-vous, le monde décida, q’ il est gentil, qu’il est intelligent. » IV – chap. 1.
La première scène place le personnage de Tchaïkovski et les autres sous la question du pur et de l’impur et donc des croyances occultes très répandues dans l’orthodoxie. Tchaïkovski raconte en français une anecdote très symbolique de sa jeunesse. Une baronne le recevant dut elle-même nettoyer ses bottes boueuses qu’il était incapable de garder en bon état. L’impureté poursuit Tchaïkovski sous son personnage social, le seul que le film montre, le seul sans doute toléré par la société russe. Tchaïkovski évolue dans une société occidentalisée dont la russité englue ses chaussures.
Pour Pouchkine, Tatiana est une jeune femme rêveuse et silencieuse. Toujours à lire et dans l’ombre de sa sœur. Le drame de la vie de la femme de Tchaïkovski n’a pas été d’être une de ses groupies mais de l’avoir rencontré. Ce fut Tchaïkovski, c’aurait pu être n’importe qui. Sur cette première scène, en retrait, elle finit par demander à rencontrer le fascinant compositeur parce qu’il se trouve là. Elle connaît à peine son nom et sa musique. « Elle est amoureuse, comme un grain qui tombe dans le sol, est vivifié par les flammes printanières. Depuis longtemps son imagination, brûlée par le délice et l’angoisse est affamée de cette fatale nutrition. Depuis longtemps sa langueur serrait le cœur dans son jeune sein, son âme attendait… quelqu’un. » VII – chap. 3.
« -Je veux entrer au conservatoire… – trouvez-vous plutôt un mari ». Si tous les films wokes montraient aussi bien la misogynie des homosexuels j’applaudirai les wokistes des deux mains.
Épouser l’âme de la Russie sans comprendre le corps du mortel
« Monsieur Tchaïkovski, écouter votre musique est un péché. Dans chaque accord il y a un bout de votre âme », vinrent dire des spectatrices au compositeur un soir de concert… Tout comme Antonina répondit à la question de sa mère : « Est-ce que tu le connais bien au moins ? » par une de ses mélodies au piano. La croyance invétérée d Antonina dans son œuvre la fait sombrer dans la folie.
La musique de Tchaïkovski intervient dans les endroits clefs pour expliquer la folie d Antonina, persuadée qu’Onéguine reviendra, comme dans l’opéra. Ainsi, le mariage est accompagné par la musique de la scène de la lettre. Deux passages du texte éclairent le destin des deux protagonistes : « qui es-tu, mon ange consolateur ou un lâche tentateur » — un humain certainement pas. « Si je ne vous avais pas rencontré, ‘ aurais pu devenir une vraie épouse et une mère aimante. »
« Tatiana est-elle fautive ? Parce que dans sa douceur naïve elle ne connait pas l’hypocrisie (…) parce qu’elle est si confiante, parce que le ciel lui a donné une imagination rebelle, Et un esprit, une vive volonté, et une tête obstinée… » A cette question de Pouchkine le film répond par la reconnaissance de Tchaïkovski de sa culpabilité de l’avoir embarquée dans un tel mensonge.
Quand Antonina se trouve à Kiev chez la sœur de Tchaïkovski, et qu’elle reçoit la lettre de demande de divorce laissant exploser le dégoût qu’il lui porte, une enfant joue au piano le début d’une de ses mélodies très connues : ne me crois pas, mon ami : »Ne me crois pas, mon ami, quand dans un excès de chagrin Je dis que je ne t’aime plus ! ». Quand on vous dit qu’il faut séparer l’œuvre de l’artiste ! Antonina ne le peut pas. Elle va perdre son statut de femme mariée.
Le corps de Tchaïkovski est absent dès qu’il ne joue plus à Onéguine. Comme cela sera dit plus tard le génie ne peut pas avoir d’hémorroïdes, le génie ne peut pas avoir de problèmes gastriques. Le génie ne peut être dépressif. Il ne peut pas être vu en train de composer. Il disparaît physiquement comme la croix dans l’office orthodoxe, cachée derrière un paravent. On ne peut pas être l’âme de la Russie et montrer que l’on souffre. Tchaïkovski n’a le droit que d’être une âme russe. C’est pour ça que le film montre le corps de sa femme en miroir de ses propres souffrances.
Bienvenue chez Dostoïevski – la boue, les sortilèges et la tuberculose
Au sortir du film, j’ai eu un étrange dialogue avec la personne qui m’accompagnait.
« – elle est folle. Elle jette des sors à ses chemises en récitant des sortilèges pour qu’il revienne vers elle. – oui, elle devient folle, mais pas pour la sorcellerie… là, elle est juste russe… elle est folle parce que son mari ne la saute pas, qu’elle a épousé un homosexuel pour échapper à la petite noblesse de province. Tu as vu les trois générations de femmes dans la cuisine remplie de mouches ? La vieille qui mange sa kacha en radotant, les yeux ahuris. Vaut mieux lire Pouchkine à la place et croire en la littérature… – j’ai eu des copines russes, elles n’ont jamais fait de sorcellerie. – comment peux-tu en être si sûr ? Poutine est soutenu par des sorcières ! La Russie est un pays parfaitement irrationnel.
Ce film ne cache rien de la misère, des corps mutilés des mendiants, des rues sombres et boueuses. Certains ont été dérangés par la saleté et la morbidité, d’autres par des scènes de sorcellerie ou de sexe mortifère… tout en déclarant adorer la littérature russe… J’avoue ne pas comprendre. La Russie en livre ou la Russie en images, quelle différence ? Ce qui est certain, c’est que contrairement à l’Église de Rome, l’orthodoxie ne condamnait pas les hérésies. Le dédoublement de la foi entre le gnosticisme, le panthéisme et l’orthodoxie était toléré et divisait les choses entre propre et sale plutôt qu’entre bien et mal. En matière de corps celui d’Antonina sombre dans le sordide après avoir été dépucelée par son avocat. Elle déclare vendre son âme au diable après qu’elle a refusé d’accuser son mari d’adultère avec des hommes. L’âme de la Russie ne peut être sale.
Trois enfants abandonnés plus tard, l’avocat meurt… de folie ou de tuberculose, qu’importe. A-t-il jamais existé pour elle bien qu’elle soit montrée en train de nettoyer son cadavre ? Son corps est propre. Ne reste que l’odeur du péché. Le piano que son amant été si fier d’avoir arraché à Tchaïkovski au moment de la séparation lui survit, dans une scène splendide où soulevée par les déménageurs, Antonina réouvre le clavier, le visage éclairé par la neige, couleur du deuil. Elle récite alors le texte le plus triste des mélodies de « son mari » : « Seul celui qui a connu le désir de revoir son amour (d’étancher sa soif) peut comprendre comme j’ai souffert et comme je souffre encore ».
Un seul regret. J’aurais voulu que la bande son contiennent davantage les œuvres qu’écoutait Tchaïkovski. Le reste, est comme est la Russie dans ce qu’elle a de meilleur et de pire. Excessive, malade, noire, délirante et fascinante.
© Laurine Martinez
Laurine Martinez est chanteuse lyrique, diplômée de sciences pipo Paris, russophone.
Prochaines dates
- Festival lyrique – La Seyne sur mer – Récital – 26 février 16h – Eglise des maristes
- Marseille – Récital – 26 mars – sur réservation
- Temple protestant de Toulon – 5 mai
- Salle Cortot – Récital de concertiste : « Les nuits et les amours d une femme » – 18 mai à 11h
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