José Ortega y Gasset (1883-1955), l’écrivain espagnol auquel je reviens le plus sûrement et pour diverses raisons dont l’une ressort : sa conviction que les questions intellectuelles sont aussi des questions politiques. Autrement dit, la métaphysique ne peut enjamber l’histoire.
Deux influences majeures chez le jeune José Ortega y Gasset : Thomas Carlyle et Friedrich Nietzsche. Pour Thomas Carlyle, la masse est impersonnelle et n’a pas la mémoire de sa propre identité ; de ce fait, l’individu est sans repère ; il ne sait d’où il vient et où il va. De Friedrich Nietzsche, José Ortega y Gasset retient la pertinence de la volonté individuelle capable de subjuguer le grand nombre.
José Ortega y Gasset envisage dès ses jeunes années l’authentique intellectuel comme un héros, en rapport constant avec son temps et la société qui est la sienne. Ainsi, toute question est politique et l’intellectuel doit l’affronter ainsi sous peine de ne pas en percevoir toute l’ampleur, toute la profondeur. José Ortega y Gasset juge que sa vocation est d’aider son pays, ce qui l’amène à considérer frontalement l’importance de l’action politique.
José Ortega y Gasset revient d’Allemagne plein d’énergie. Il juge que la vie politique de son pays, limitée à des manœuvres et des combines locales (on pourrait en revenir au caciquismo), nécessite une « acción especulativa », soit de nouveaux concepts philosophiques capables de donner impulsion et vitalité à une société anémiée. Bref, avec José Ortega y Gasset, la philosophie et la politique vont main dans la main.
José Ortega y Gasset pose les bases du lien entre les subjectivités individuelles, chaque subjectivité étant unique mais également capable d’entrer en contact avec d’autres subjectivités par l’intermédiaire de thèmes communs. Dans le cas espagnol, Don Quijote est ce thème par excellence. Don Quijote ou la volonté d’être et de rester soi-même en dépit des événements. Don Quijote, personnage spécifiquement espagnol mais aussi personnage universel du fait de sa spécificité. À ce propos, je pourrais en revenir à cette idée que j’ai évoquée à plusieurs reprises, à savoir que c’est la spécificité particulièrement marquée du peuple juif qui l’ouvre à l’universel, qui en fait le symbole même de l’universel. On ne s’élance qu’à partir de ses racines. Mais Don Quijote ne serait-il pas juif ? Et Cervantes ne serait-il pas juif ?
Dans « Meditaciones del Quijote », José Ortega y Gasset cherche à en finir avec l’intellectuel en chambre, prisonnier d’un savoir académique. Il juge que la philosophie et le savoir doivent dépasser les régionalismes (si marqués en Espagne) en commençant par régénérer la pensée espagnole. Il espère une œuvre qui puisse être lue par tout Espagnol et l’émouvoir. Il espère une doctrine philosophique qui soit à la fois philosophie et politique. Et c’est sur ce point qu’intervient sa doctrine de l’amour, l’amour qui lie toutes choses dans une structure essentielle : « Amor es un divino arquitecto que bajó del cielo ». A l’inverse, tout ce qui sépare conduit à la violence et à la destruction sous la férule de la haine. Et il juge que le peuple espagnol est enclin à promouvoir ce qui sépare, ce qui entraîne une érosion constante des valeurs.
Dans « Meditaciones del Quijote », José Ortega y Gasset s’adresse à la société espagnole, aux plus jeunes en particulier afin qu’ils prennent conscience de ce fait et luttent contre ce mal, un mal que favorisent les consciences endormies, d’où l’importance de la curiosité intellectuelle, la curiosité intellectuelle qui s’efforce de lier ce qui est séparé. Mais pour être pertinente, cette curiosité ne doit pas être qu’intellectuelle, elle doit être aussi affective. José Ortega y Gasset retrouve Nietzsche lorsqu’il invite à combattre, mais cordialement, et par impératif moral, les idées et idéaux que nous jugeons erronés sans rancœur, car la rancœur est la marque même de l’esprit faible, enfermé.
Don Quijote est le paradigme du héros qui en dépit des circonstances et des contrariétés avance, sans jamais regarder en arrière et sans jamais cesser de se projeter vers l’avenir. Le héros (Don Quijote en l’occurrence) ne croit ni en la fatalité ni au destin. La tragédie de ce héros est qu’il persiste à croire en lui-même et en toutes circonstances, et j’insiste. A ce propos, je repense à Bernard Chouraqui, cet extraordinaire penseur pas assez connu, à ce qu’il dit del ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha dans cet écrit dont je me suis efforcé de rendre compte :
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Croire en soi-même sous-entend une obligation de premier ordre : la responsabilité de ses propres actes et en toutes circonstances. José Ortega y Gasset estime qu’à chaque génération des individus dialoguent entre eux et expriment leur pensée d’une manière précise, aidés par ce dialogue. D’où l’importance qu’il accorde aux minorités, soit des privilégiés bénéficiant d’une situation sociale ou économique particulière. Mais cette minorité n’est en rien fermée sur elle-même puisqu’elle s’efforce de mettre en œuvre la philosophie qui est la science générale de l’amour, soit ce qui lie et relie à partir de l’observation au quotidien. José Ortega y Gasset envisage le journalisme comme un engagement social dans la mesure où chacun d’entre nous a une mission de vérité – « cada hombre tiene una misión de verdad » car personne ne voit ce que je vois : « lo que de la realidad ve mi pupila no le ve otra. Somos insustituibles, somos necesarios ». Dans « El Espectador », il s’efforce de rendre compte de cet univers kaléidoscopique. L’unicité de notre regard nous connecte au monde, lui ajoute un regard inédit. « Dios no es racionalista. Su punto de vista es el de cada uno de nosotros, nuestra verdad parcial es también verdad para Dios« .
« España invertebrada » est une réflexion sur l’Espagne d’alors. José Ortega y Gasset s’en prend aux nationalismes qui démembrent la nation espagnole. Il présente l’Espagne comme un problème philosophique (soit politique) de premier ordre. Se placer au-dessus des particularismes, c’est envisager résolument le futur plutôt que de rester ancré dans le passé. José Ortega y Gasset estime que l’Espagne est une version imparfaite de l’État-nation (ce produit de la Révolution française), de la nation comme projet. « España invertebrada » ou un diagnostic sur l’état de santé de l’Espagne, une Espagne gravement malade, une maladie qui pourrait être définie par le mot particularismo (ou regionalismo), le particularismo qui utilise le passé comme une arme tranchante brandie contre le futur.
« La rebelión de las masas » (publié en 1929) ou les débuts du raciovitalismo (ou razón vital), soit ses plus importants concepts philosophiques et anthropologiques. En fin de compte, l’intelligence est toujours au service de la vie, et, dans tous les cas, nous sommes constamment amenés à nous interroger sur le sens de notre vie. A la suite de Heidegger, José Ortega y Gasset estime que nous devons nous interroger sur ce que nous sommes à partir du contexte dans lequel nous sommes insérés. La vie est raison et vivre c’est prendre en compte la matière de sa propre expérience afin de se projeter à partir d’elle. Ainsi parvient-il à unir dans un même système le biologisme de Nietzsche, qui l’avait tant influencé dans sa jeunesse, et la phénoménologie de Husserl et Heidegger.
« La rebelión de las masas » reste non seulement son livre le plus connu, et de loin, mais, surtout, il reste très actuel, furieusement actuel, alors qu’il aura bientôt un siècle. Dans ce livre terrible et somptueux, José Ortega y Gasset cherche à comprendre comment, en Europe, parviennent à se définir ces mouvements homogènes structurés par l’homme-masse (el hombre-masa), un homme qu’il juge sans passé, sans lien avec l’histoire. L’homme-masse n’est qu’un semblant d’homme. Sa volonté n’est qu’un chiffon qui flotte dans le vent. A partir de ce constat, José Ortega y Gasset se demande si l’homme-masse est capable de réfléchir à ce qu’il est vraiment, soit un individu né dans une société donnée. Autrement dit, l’individu a-t-il la capacité d’éveiller sa conscience lorsqu’il (n’)est (qu’)un élément de la masse ?
La masse ? Selon José Ortega y Gasset, elle est une prison dans laquelle on est serré au point de ne pouvoir faire le moindre mouvement. La masse asphyxie et ce manque d’espace et d’oxygène fait qu’il devient difficile, voire impossible, de simplement activer le principe dicté par Aristote, soit être surpris par cette merveille qu’est le monde, ce qui pour José Ortega y Gasset est un premier pas vers la compréhension du monde. Et le philosophe espagnol nous invite à garder les yeux bien ouverts. Le philosophe se définit d’abord comme l’homme aux yeux bien ouverts, comme la chouette de la Grèce antique, « el pájaro con los ojos siempre deslumbrados ».
Face à l’empire de la masse se tient une minorité exigeante envers elle-même et qui exige des autres plus de vitalité, plus d’élan vital et, avant tout, une capacité à s’interroger, à s’étonner. Ainsi José Ortega y Gasset divise-t-il la société en deux classes – qui n’ont rien à voir avec les classes sociales ou une quelconque sociologie mais rien qu’avec des individus disséminés un peu partout. Il y a d’un côté ceux qui exigent beaucoup et accumulent sur eux-mêmes difficultés et devoirs (« las que exigen mucho y acumulan sobre sí mismas dificultades y deberes ») et ceux qui n’exigent rien de particulier, car vivre n’est pour eux et à chaque instant rien de plus qu’être ce qu’ils sont, sans jamais se préoccuper de s’améliorer (« y las que no se exigen nada especial, sino que para ellas vivir es ser en cada instante lo que ya son, sin esfuerzo de perfección sobre sí mismas »).
La masse est violente en ce sens qu’elle menace cette minorité. La culture de masse tourne le dos à l’étude des circonstances (circunstancias, un mot central dans la pensée de José Ortega y Gasset). A ce propos, je me permets de mettre en lien pour les hispanophones Yo soy yo y mi circunstancia :
Le monde qui nous entoure n’est pas limité à ce qu’il est ; il propose un répertoire (quasi) infini de possibilités vitales dont la masse n’a pas conscience car elle ne vit que (dans) le présent. José Ortega y Gasset juge que la société (espagnole) de son temps se sent prête à entreprendre nombre de choses mais qu’il lui manque une direction, un objectif, le qué. « La rebelión de las masas », une œuvre qui reste vivifiante et qui bien qu’élaborée dans l’Espagne des débuts du XXe siècle pose des questions toujours pertinentes dans nos sociétés des débuts du XXIe siècle.
Je passe sur l’influence de Heidegger sur José Ortega y Gasset. Simplement, nous évoluons dans un monde dans lequel nous avons été précipités ; en conséquence, nous devons nous interroger sur nos possibilités. Comprendre n’est pas seulement un acte de connaissance mais une capacité à donner forme, à mettre en évidence notre être au monde.
José Ortega y Gasset a été particulièrement influencé par « L’Être et le Temps » (Sein und Zeit) de Heidegger, notamment avec cette notion centrale de « circunstancias ». Notre structure existentielle d’être au monde nous ouvre des possibilités antérieures à toute considération théorique. Le comprendre est antérieur au connaître auquel il ouvre. Les préoccupations philosophiques de José Ortega y Gasset et celles de Hannah Arendt ont beaucoup à voir les unes avec les autres. Hannah Arendt affirme que les hommes sont égaux mais uniques et que cette pluralité trouve sa meilleure expression dans la sphère politique (la responsabilité sociale tant évoquée par José Ortega y Gasset), un espace où s’articule un monde partagé, avec actions et pensées partagées. Ainsi, lorsque le totalitarisme s’emploie à enferrer tout homme dans la solitude et l’isolement, il s’agit d’une négation de cette pluralité vitale, négation qui conduit à dissoudre tout sens de la responsabilité, responsabilité de ce que nous faisons et disons dans l’espace public. Le système concentrationnaire, cette machine à assassiner, a été engendré par l’effacement de l’individu en tant que tel et la prolifération de l’homme-masse.
Le totalitarisme revient à serrer les hommes les uns contre les autres (je reprends l’image de José Ortega y Gasset), à effacer l’espace public dans lequel évolue l’individu et le contraindre à se réfugier dans son réduit, son espace privé. Le mouvement est ainsi interdit et l’air respirable se raréfie. Les êtres humains s’inscrivent dans l’histoire. Ils procèdent d’un passé et portent en eux une mémoire. C’est pourquoi l’histoire n’appartient pas au passé, à l’achevé ; elle est le champ même des actions accomplies par des individus qui ne cessent – ne peuvent cesser – de les justifier, cherchant ainsi à leur attribuer une valeur qui puisse s’inscrire dans le temps. La politique est l’espace de ces narrations.
© Olivier Ypsilantis
Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.
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