8 février
21 h, retour du concert. Au piano, Chopin, Schubert et des mélodies de Reynaldo Hahn. Une fois encore, je me suis “évadée” du camp. J’étais à Clamecy avec mes trois enfants, dans le salon ; par la porte entrouverte, le parfum des roses et le murmure du Beuvron.
9 février
Grand-messe à 10 h. Belle chorale. Déjeuner chez John puis promenade à son bras, dans la cour, sous un beau soleil. J’aimerais ne plus avoir à tourner ainsi et marcher dans la campagne. Mais il y a cette porte et cette sentinelle ! Et moi qui me sens si française je suis internée en tant que “citoyenne britannique” ! Mais ce séjour forcé m’aura permis d’apprécier les qualités britanniques. Quand sortirai-je ? Apprendre la patience. Je ne vais tout de même pas y aller de mes doléances auprès du commandant du camp qui doit en entendre à longueur de journée !
11 février
Lettres de Fannette et de Zette. J’ai obtenu par l’intermédiaire d’une sœur allemande l’autorisation d’écrire une carte à mon fils actuellement à Marseille. Je serais si heureuse de le lire ! Temps doux. Promenade d’une heure.
12 février
Colis de Madame Maldiney : pain, petits gâteaux, dix oranges, un quart de beurre, sucre, un morceau de rôti de bœuf (exquis). Promenade. Temps doux.
13 février
7 h 30, le calme de la chapelle. Les chants des religieuses me réconfortent. Anniversaire de Mrs F. Thé, bouquets de narcisses blancs sur la table, le parfum des jours heureux, l’enfance de mes enfants, la table toujours fleurie à Clamecy… 20 h 30, excellent pudding confectionné par Mrs O. Puis chasse aux punaises. Je lis tandis qu’elles jouent aux cartes. Ma vue baisse, il me faudra des lunettes.
14 février
Un soleil printanier nous rend plus douloureuse notre condition d’internés. Au dîner, ambiance orageuse due au manque de tact de deux Françaises (il était question de l’amiral Darlan et de la marine). Elles m’ont peinée et cette nuit j’ai pleuré.
15 février
Journée splendide. Ai marché comme jamais. Nouveaux arrivants. Ils ont été ahuris en voyant toutes ces femmes vêtues d’uniformes de l’armée française. Thé. 19 h 30, dans la chapelle en compagnie de Miss Hutton qui y a trouvé une “atmosphère de tranquillisation”. Miss Hutton, une Anglaise type à l’éducation parfaite, ce qui facilite les relations.
16 février
Excellent déjeuner chez John : hareng, palette de bœuf, chou-fleur, petits pois, riz, pudding. Nous sommes sortis de table à 15 h. La conversation a porté sur l’art de cultiver les fleurs et d’élever les chiens. Nous avons évoqué les parcs d’Île-de-France au printemps, la beauté de la Nièvre et l’odeur des foins… Puis nous nous sommes tus et avons regardé, un peu tristement, je dois le dire, ces torchons et ces serviettes qui au-dessus de nous pendaient de la corde à linge. Retour at home à 17 h 30. Farces et fous rires ; un vrai dortoir de pensionnat.
17 février
Un beau tableau de chasse : des punaises. Journée douce et pluvieuse. Reçu cent francs et une lettre de ma petite Zette datée du 19 janvier. Je souffre à la pensée que nos filles se privent pour nous ; mais comment tiendrions-nous sans argent ? Mrs G. est libérée.
22 février
Depuis le 17 de ce mois nous sommes installées dans le bâtiment B tandis que le bâtiment A est en désinfection. Nous sommes à l’étroit et attendons avec impatience de retrouver notre home, le 96 A. Je partage un lit double (neuf) avec Elsie, une paillasse avec de la paille fraîche qui fleure les champs. Je serais parfaitement bien si le lit du dessus n’était si bas, me donnant ainsi la désagréable impression d’être dans un cercueil. Mère Saint Georges m’a présentée à Miss W., internée depuis le 8 août 1940. Je ne l’aurais pas reconnue tant elle a changé. Je suis si heureuse de revoir cette femme. Avec elle je ne souffrirai pas de ces petits manques d’éducation qui me sont si pénibles.
27 février
Anniversaire de Betty. Nous lui avons offert des fleurs, œillets roses, narcisses blancs. Une fois encore, le parfum des fleurs m’a dit Clamecy. Et que nous sommes heureuses de revenir au bâtiment A ! John a un nouvel occupant dans sa chambre. Il leur faut se serrer. Et comble du malheur, c’est un ivrogne ! Consternation des cinq messieurs. Qu’en va-t-il être de nos déjeuners du dimanche ? Je suis satisfaite de ma première leçon d’anglais, Mère Saint Georges est un excellent professeur. Les leçons ont lieu dans le bâtiment B. Mes petits-enfants seraient bien surpris de voir leur grand-mère habillée en soldat sur un banc d’école.
1er mars
Je vois Mère Saint Georges chaque jour, elle m’est d’un grand réconfort. Avant-hier, nous avons reçu le premier courrier de notre fils. Quelle joie lorsque j’ai reconnu sa chère écriture ! Nos finances remontent (cinq cents francs reçus ces derniers jours), mais je suis hantée à la pensée que nos filles se privent pour nous. Une Canadienne m’a prédit l’avenir dans une tasse de thé : quelqu’un se débattait avec son parapluie retourné par la bourrasque ; puis elle vit mon fils avec une ceinture de sauvetage et blessé au genou gauche. Je vais poursuivre l’apprentissage de l’anglais. J’ai hésité avec l’allemand. Mais avec l’anglais je pourrai comprendre mes compagnes ; et puis ne suis-je pas internée en tant que british citizen ?
2 mars
Premier dimanche de Carême. Corvée de pommes de terre, si appétissantes que j’en ai croqué une à l’épluchage. Retour at home pour mes devoirs d’anglais. Visite de John, fatigué par une douche prolongée. Il s’est endormi sur mon lit et a ronflé, ronflé. Enfin, il s’est réveillé tout honteux ; mais ces dames l’ont mis à l’aise. Thé.
5 mars
Le temps passe, entre les leçons d’anglais, les corvées, les lavages, les promenades et les thés. Deux colis m’ont permis de recevoir Miss Ward, Mrs Doyle et Mère Saint Georges.
6 mars
Lettres de mes filles, ce qui m’a aidé. Mrs G. est libérée. Elle a rajeuni à la nouvelle. Nous lui trouvons un petit air parisien que nous ne connaissions plus au camp. Et ce soir elle va coucher dans un vrai lit ! Mais je ne me plaindrai pas, je jouis d’une certaine liberté. Pourtant, que ne donnerais-je pour franchir la porte de cette caserne et me promener dans cette campagne qui semble si belle ! De retour dans la chambrée, j’ai eu le plaisir de trouver un beau lit neuf à la place de l’autre qui menaçait ruine – une attention de la chère Dolly. De 17 h à 18 h, cour d’anglais. Nous étions une vingtaine de tout âge. Je ferai de l’allemand lorsque je serai débrouillée en anglais.
13 mars
L’étude de l’anglais m’occupe la tête et me repose des bobards qui finissent par user le moral. Le plus inquiétant de tous, un transfert en Allemagne. Promenade avec John ; nous tournons d’un bon pas en respirant à pleins poumons. L’une de mes compagnes qui aimerait être libérée ne cesse de s’inventer des maladies ; mais elle fait fausse route, les médecins allemands ne sont pas dupes. L’ordinaire s’est amélioré et nous allons avoir des fleurs dans la cour. J’en suis heureuse, je ne puis voir une fleur sans m’“évader”, sans me voir dans l’autrefois.
14 mars
J’ai omis de rapporter mes deux sorties, les premières depuis que je suis ici, des sorties pour l’achat de lunettes.
Le 10 de ce mois, donc, je me suis rendue en ambulance avec d’autres internées à l’hôpital Saint-Jacques pour consultation. Cet hôpital ne manque pas de charme avec sa toiture et ses briques vernissées aux tonalités variées. A l’intérieur, belles portes ouvragées, beau mobilier, beaux parquets cirés, l’ensemble d’une remarquable propreté. J’étais dépaysée à en tomber et, à ce propos, ayant perdu l’habitude des parquets cirés j’ai manqué glisser à deux reprises. On m’a fait visiter le jardin. Le charme du désuet. Derrière un paravent blanc, un malade se mourait.
Le jour suivant, notre Schwester, fort aimable et qui s’exprime dans un beau français, m’a conduite chez l’oculiste, à pied cette fois, en compagnie de trois dames et de deux autres sœurs allemandes. Ainsi, j’ai pu visiter un peu cette belle ville de Besançon. Mon émotion à voir des enfants, l’envie de les serrer dans mes bras, de les embrasser. Une femme vendait des mimosas. Une bien agréable sortie ; mais que je préfère ne pas renouveler : ma condition d’internée me devient plus douloureuse lorsque je me trouve parmi des gens libres. J’ai choisi de belles lunettes à monture blanche qui me sont parvenues le lendemain même, mercredi 12. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, si je puis dire.
Aujourd’hui, thé en compagnie de Mère Saint Georges et Miss D. Puis leçon d’anglais. Puis lessive. Enfin, une heure dans la “salle de silence” (c’est ainsi que nous appelons la salle de lecture) qui vient d’être repeinte en blanc et en mauve rosé, et d’où l’on jouit d’une belle vue sur les montagnes.
16 mars
Troisième dimanche de Carême. 14 h 30, salle de lecture ; soleil, fenêtres ouvertes, l’air tiédi. J’aperçois des internées légèrement vêtues et allongées au soleil. J’écris à mes chères filles ; mais ce papier officiel qui sera lu par la censure me glace. J’aimerais pouvoir me confier.
17 mars
Dans la “salle de silence” où je donne une leçon de français à Miss Hutton qui, en contrepartie, me donne une leçon d’anglais. Corvée de soupe. Thé à 15 h 30 en l’honneur de saint Patrick. D’excellentes pâtisseries. Une Anglaise a lu dans une tasse de thé ; elle y a vu un personnage en mouvement (moi) qui fera un très agréable voyage dans trois mois… Espérons ! De 17 h à 18 h, leçon d’anglais. Je retrouve mon lit avec plaisir, surtout depuis que j’ai quitté mes planches pour un sommier. Dans la chapelle décorée pour la saint Patrick de deux petits vases verts avec bouquets de narcisses jaunes et de guirlandes vertes avec la harpe.
18 mars
Magnifique dîner avec vin rouge. Les Anglaises éméchées, si drôles. Une salade d’œufs et de cresson (avec rien qu’un peu de sel) que nous avons mangée avec les doigts, aussi délicatement que possible. Le soir, un fou rire, les mimiques de Miss R. ; et les rires ont continué bien après le couvre-feu. Ainsi la gaîeté et la tristesse alternent sans raison.
20 mars
Au parloir, le si sympathique couple Maldiney. Ils m’ont fait présent d’un bouquet de violettes qui embaume la chambrée. Une fois encore j’ai pensé à Coulanges-sur-Yonne. Deux détenues sont libérées. Leçon d’anglais. Nombreux verbes irréguliers à apprendre. Mrs Freeman est libérée. Nous “adoptons” sa fille Jessy qui, elle, reste. Elle a peu de santé et nous espérons qu’elle rejoindra sa mère sans tarder.
22 mars
Hier, premier jour de printemps. Beau soleil. Que j’aime le climat de cette région ! Nous ne cessons de répéter et de nous répéter que nous n’avons aucune raison de nous plaindre. Nous sommes libres d’aller et venir à l’intérieur du camp, de nous lever ou de nous coucher quand bon nous semble, les corvées sont peu nombreuses, l’ordinaire s’est amélioré et nous avons bonne mine. Une carte de notre fils.
Une histoire de caoutchouc que je cherchais pour mes talons. J’ai été… disons… rabrouée par un Allemand de la Gestapo qui m’a secouée en me serrant les épaules. Je me suis retenue de le gifler (ce qui m’aurait valu d’être envoyée en Allemagne, dans un camp moins agréable que le “Palace Vauban”). Cet Allemand donc m’a conduite à la Kommandantur où je n’étais pas allée depuis mon arrivée ici, le 5 décembre. Je me suis bien gardée d’embêter le commandant avec mon histoire de talons et lui ai demandé l’autorisation d’écrire à mon fils dont le bateau est à Toulon. Le commandant y a consenti sans hésiter ; il m’a fait donner du papier, un crayon et m’a demandé de lui remettre ma lettre afin qu’elle parte sans tarder. La courtoisie de cet homme m’a fait oublier l’algarade.
Thé avec Miss Doyle. Leçon d’anglais. Mrs Evans arrange mes talons. Promenade avec John, Miss Doyle, Mère Saint Georges, la petite Grecque et quelques-unes de ses amies. Avons bien ri tout en marchant.
24 mars
Thé. Parmi les invités, une dame rencontrée à Paris, au commissariat, lors de mon arrestation, un pasteur, Mrs K. et une danseuse des Folies Bergères. Chants traditionnels écossais interprétés par Mrs K. Chansons légères interprétées par cette jeune danseuse. Miss Hutton, mon professeur d’anglais, a déclamé du Shakespeare. Le pasteur et Mère Saint Georges parfaitement à l’aise. Thé accompagné de sandwiches divers, de sardines, de confiture d’oranges, de framboises, de saumon, de cresson, de compote, de custard et d’amandes. Sur la table, des œillets roses, d’autres rouges. Les violettes de Madame Maldiney, encore très fraîches dans leur vase (une boîte de corned-beef), m’ont dit des promenades dans la Nièvre.
Des femmes n’ont plus de bas et sont sans argent pour en acheter. Nous sommes toutes minables au soleil, avec nos vêtements lustrés et reprisés. Le tissu de ma robe est mûr et ne cesse de craquer. Mais qu’importe, la garde-robe de mes compagnes ne vaut pas mieux que la mienne. Cour d’anglais. Thé. Causerie avec John. Magnifique crépuscule dans un paysage mouillé.
29 mars
15 h, dans la “salle de silence”, devant une fenêtre, côté ville. Je détaille les bourgeons d’un vert si tendre dans des arbres qui conservent leurs feuilles mortes. Il est question d’un transfert à Vittel. Un bobard parmi tant d’autres ? Nous finissons par ne plus y prêter attention, question d’habitude. Nous craignons toutefois d’être séparés. Et je regretterai tant les Maldiney qui sont un lien avec notre famille.
L’officier responsable du parloir (un Autrichien dit-on) accomplit son devoir avec tact… mais il ne saurait être question de dépasser le quart d’heure trop vite passé. Cet homme courtois, sympathique, est un peu trop à cheval sur la consigne.
Mon emploi du temps à présent. Levé à 7 h 30. Trois douches hebdomadaires ; les autres jours, un peu de toilette à l’eau froide ce qui n’est pas désagréable dans cette chambrée où nous dormons les fenêtres ouvertes et où l’air n’est donc jamais vicié. À 8 h, je vais au café en tablier blanc et je le sers à mes compagnes restées au lit. Petit-déjeuner, ménage, corvées, etc. De 10 h à 10 h 30, je suis le professeur de français de Miss Hutton, mon professeur d’anglais pour la demi-heure suivante. Par ailleurs, trois fois par semaine, avec une autre internée anglaise, nous adoptons ce principe de réciprocité mais porté à une heure chacune. Ces cours m’aident à chasser les papillons noirs. Après 11 h, prière à la chapelle, visite de John, courrier, etc. 11 h 30, corvée de soupe où je fais jusqu’à une heure de queue. Je n’y vais que deux fois par semaine afin de me ménager. J’ai des douleurs dans le dos avec ces lits, ces bancs et ces tabourets. Je me ménage par crainte d’être hospitalisée, séparée de John et de mes compagnes. Que deviendrais-je sans eux ? Que deviendrait John sans moi ?
Hier, Miss M., de notre chambrée, fille de Lord et de Lady M., trente ans, a été hospitalisée, loin des siens, tous en Angleterre. De vingt-six, nous sommes passées à treize, et une autre internée va être libérée. Mrs Evans a été libérée, la petite Grecque aussi. Mr A. est à l’hôpital et John est seul avec l’un de ces messieurs. Ils savourent la tranquillité. J’ai sollicité une marraine pour l’une de mes compagnes (une Française, veuve d’un soldat anglais de la Première Guerre mondiale et en deuil d’une fille unique, sans famille et sans ressource), une marraine qui puisse lui envoyer des colis. Madame Maldiney a donc une nouvelle filleule. Je vous laisse imaginer le bonheur de cette femme lorsqu’elle vit son nom sur la liste des colis. John est fatigué ; il marche avec difficulté ; il a changé ; on me le fait remarquer. Causette avec Mère Saint Georges, Miss Doyle et Miss Ward. Au dîner, tartines de confiture et de fromage, et boudin. Les repas sont de plus en plus fantaisistes. Je me recueille dans le calme de cette chapelle improvisée. L’autel est aujourd’hui orné d’œillets roses et d’œillets blancs. J’en sors apaisée.
30 mars
Jour de la Passion. 10 h 15, je griffonne ces notes dans la salle de lecture où je suis seule. Il pleut. Les montagnes sont voilées de gris. Thé avec Mère Saint Georges, Miss Doyle, la petite Jessy (vingt-quatre ans), dont les parents ont été libérés et dont le mari est en Angleterre, et son amie (dix-huit ans), venue en France pour y étudier le français et surprise par la guerre. Ses parents vivent à Liverpool. John et moi prenons soin des deux petites.
Hier, le commandant du camp a dû sévir contre des internées qui en prenaient à leur aise. Sanctions pour tous.
La santé de John me préoccupe. Il marche avec toujours plus de difficulté. J’espère qu’on ne nous séparera pas si nous quittons ce camp pour un autre camp.
De ma fenêtre j’observe les civils, leur va-et-vient. Certains cultivent leurs jardins. Des enfants. Que les enfants me manquent ! Des trains passent. Quand l’un d’eux nous reconduira-t-il enfin chez nous ? Bientôt Pâques. Une fois encore, je pense à l’enfance des enfants, à Pierre lorsqu’il revenait de Bossuet, toujours de bonne humeur ; nous l’attendions à la gare. Je revois Coulanges-sur-Yonne, les arbres fruitiers en fleurs, les haies d’aubépines, le clocher de Crain… Mais il me faut chasser les papillons noirs ! J’apprends beaucoup ici. Et j’admire la dignité et l’esprit des Anglaises.
C’est mon dix-septième dimanche ici, un dimanche pluvieux et froid mais où point le printemps. Je suis allée à la chapelle. Cantiques en anglais. L’habit des religieuses au milieu de nos uniformes bleu horizon et kaki. Thé de 16 h à 18 h 30, accompagné d’un cake, de toasts à la confiture, de pain d’épice au miel. J’attends le couvre-feu. Il sonne à 20 h pour les prisonniers, à 21 h 30 pour les internés. Des compagnes de chambrée se sont rendues à un cocktail dans une chambre voisine. Je les entends qui chantent tandis que je révise mes leçons d’anglais. Ce cocktail réunit des responsables de chambrée (pour la nôtre : Betty, Roselyn et Dolly).
5 avril
Tout en faisant la queue pour la soupe, discuté avec la mère d’un quartier-maître. Nos fils doivent se connaître. Une conversation émue au cours de laquelle nous avons évoqué le courage de nos fils, les dangers qu’il leur faut affronter.
Plusieurs libérations sont annoncées. A quand notre tour ? Madame Maldiney au parloir. Ma joie. Elle a pu faire nettoyer l’imperméable de John. Nous dormons toujours avec les fenêtres grandes ouvertes. Et lorsque les lumières sont éteintes que je suis heureuse de pouvoir contempler un ciel étoilé !
6 avril
Dimanche des Rameaux. Messe à 9 h 30. Chants à deux voix. Émotion. A la sortie de la messe, distribution de buis. J’en ai déposé une branche sur le monument aux morts de la caserne. Au déjeuner, une salade que nous avons accompagnée de tartines beurrées. Nous n’avons ni huile ni vinaigre mais un peu de sel et de citron ont fait l’affaire. Choucroute, pommes de terre en robe des champs, un peu de viande. Ce soir j’ouvrirai une conserve d’un colis de S.M. Queen Mary. Nous ne souffrons d’aucune privation ; nous avons même tendance à grossir. 18 h, thé exquis accompagné entre autres choses d’un gâteau au chocolat confectionné par Miss M. De ma fenêtre je détaille la campagne, les vertes prairies, les jardinets bien peignés et déjà verdoyants. Le printemps est là, l’été est proche. Nous aurons vu toutes les saisons dans ce camp. Je ne puis me faire à l’idée qu’il m’est interdit de franchir cette porte. Que j’aimerais cheminer le long de ces chemins, de l’autre côté des barbelés !
7 avril
Avons reçu un colis de Queen Mary, toujours si bien composé.
11 avril
Vendredi Saint. Avons touché nos … (manque un mot) de l’ambassade des États-Unis d’Amérique après deux heures de queue. Visites interdites jusqu’à mardi. Nous n’avons donc pu voir les Maldiney ; nous nous sommes contentés de réceptionner nos colis après une fouille conduite par des soldats allemands d’une parfaite courtoisie.
13 avril
Dimanche de Pâques. Grand-messe dans la salle des fêtes. Autel sur la scène merveilleusement fleurie, avec éclairage indirect et tamisé. Les feux de la rampe tous allumés. Autel recouvert de satin jaune. Derrière, une tenture de damas framboise. Chœur des religieuses. Salle comble. À 16 h, posé pour un portrait peint par un artiste dont j’ai pu apprécier le métier.
14 avril
Seule dans la salle de lecture. Fenêtres grandes ouvertes. Beau soleil qui me tiédit. L’éventail doré de ses rayons estompe la découpe des montagnes. Je détaille les jardinets. Arbres en fleurs. Jonquilles. Des enfants font de la bicyclette ou jouent au ballon. Leurs cris joyeux. Nous ne manquons pas d’espace mais nous ne cessons de tourner en rond le long de réseaux de barbelés. A l’approche des beaux jours, ma condition d’internée me devient plus douloureuse.
Hier, dimanche, l’archevêque de Besançon est venu nous donner sa bénédiction. L’office célébré par un missionnaire canadien aidé par un officier français. Monseigneur et son grand vicaire en habits d’apparat. Cet éclairage, ces fleurs, ces chants, c’était comme irréel. Ce qui l’était moins, deux officiers allemands à droite de l’autel.
Thé at home, en compagnie de Mère Saint Georges et de Miss Doyle. Puis une heure passée sur un banc en compagnie de John à évoquer dans cette douce et lumineuse fin de journée des souvenirs de nos chers enfants.
J’ai oublié de noter que tous et toutes avons reçu hier d’Angleterre, en cadeau de Pâques, une boîte de cinquante cigarettes blondes. Je les garde précieusement pour ma petite Suzanne.
15 avril
Lever de bonne heure. Ablutions à l’eau froide. Ménage. Leçon d’anglais quotidienne, de 11 h à 12 h. Deuxième séance pour mon portrait à 15 h 30.
16 avril
Fin de journée sur un banc avec John à évoquer nos souvenirs tout en contemplant le coucher de soleil sur les montagnes. Nous allons être transférés au camp de Vittel. Si seulement nous pouvions rester ensemble !
Je m’inquiète, je me demande ce que je donnerais dans un salon parisien. Vraie plante sauvage, il me faudra une rééducation. Vittel m’y aidera probablement, une transition entre le “Palace Vauban” et l’extérieur. J’emporterai de chers souvenirs de ce camp : des amitiés anglaises, le courrier, les bouquets de fleurs, les couchers de soleil, les thés…
Départ de Besançon pour Vittel, le mardi 22 avril 1941. Camp de Vittel, du 30 avril au 5 juillet 1941.
Paris, dimanche 12 avril 1942 au soir. Aujourd’hui, j’aimerais confier à ce cahier des souvenirs de ce transfert de Besançon à Vittel et de Vittel où j’ai eu la chance de retrouver John.
Plus de neuf mois que j’ai été libérée. Je suis de retour à Paris, dans l’appartement de la rue Le Châtelier, rendue aux miens. Pourtant, je ne cesse de penser à mes compagnes de détention. Pourquoi ai-je la nostalgie de ce temps ? Pourquoi ai-je tant de mal à me réadapter à cette vie ? Je pense à Miss Hutton, mon professeur d’anglais ; je pense à Mrs Batzer qui ne cessait d’écorcher mon nom et m’appelait Madame Montsouris, comme le parc ; je revois Miss A. s’efforçant de lire sans lunettes et tenant son livre le bras tendu ; je revois Dolly faisant des réussites ; et Betty ; et Jessy ; et la jeune Grecque ; et… Et comment oublier Mary Milward, toujours affolée, toujours à la recherche de quelque chose (un livre, une écharpe, une tasse, une fourchette…) ? Alors qu’elle était malade, le docteur Gillet me l’avait confiée. J’avais mis de l’ordre autour d’elle ; mais à mon retour, quel désordre ! Sur son lit, ses dessins et ses crayons, ses livres, ses dictionnaires et ses manuscrits, son nécessaire à couture, un peigne, un pot de fromage blanc et un pot de golden syrup. “Chère Mary, lui avais-je dit, je vous en prie, aidez-moi à mettre un peu d’ordre, le docteur ne va pas tarder”. Elle : “Mais c’est très bien ainsi. Cela a un air… Comment dites-vous ? Un air habité… Ce que vous jugez être du désordre est de l’ordre anglais”. Moi : “Ne me laissez pas juger l’ordre anglais d’après le vôtre”. Puis peigne à la main et coiffure folle : “Comment me trouvez-vous ? Cette coiffure romantique vous déplairait-elle ?” Je pourrais remplir un cahier de ses excentricités.
J’ai cessé de prendre des notes le 16 avril 1941, soit quelques jours avant notre transfert à Vittel. Mes notes ont été discrètement sorties du camp de Besançon lors de la dernière visite, au parloir, de nos amis, les Maldiney. Je revois leur air inquiet.
“Vittel ! Vittel ! Nous partons à Vittel où nous aurons de vrais lits et peut-être même des draps !” ne cessait-on d’entendre au “Palace Vauban”. Nous étions si heureux de franchir enfin la porte de la caserne ; et pourtant combien avaient le cœur serré ! Allions-nous être séparés ? Tant de bons souvenirs malgré tout.
Notre départ fut gâté par l’ordre d’un médecin allemand : nous devions nous doucher et laisser nos vêtements à la désinfection ; puis aller des douches à l’infirmerie avec rien qu’une couverture (dont quelques-unes ne nous arrivaient pas au genou) et nous y rhabiller. Il nous fallait donc traverser une partie de la cour dans cet appareil sous le regard des prisonniers de guerre. Pourquoi nous avoir ainsi forcées ? Nous n’étions pas sales à ce que je sache. Nous nous douchions tous les deux jours. À 6 h, nous nous sommes rassemblées devant la Kommandantur. Silence. Notre chef de block, Miss S. (déportée en Allemagne, me semble-t-il), protesta au nom de toutes. Coups de sifflet. Les Allemands chargèrent et nous nous précipitâmes vers les bâtiments. Des mitrailleuses furent mises en position dans la cour. Soldats casqués, le doigt sur la gâchette. Interdiction de nous montrer aux fenêtres. Je risquai un œil dehors. Coup de feu – à blanc ?
Nous sommes retournées aux douches mais avons fait semblant de nous laver et sommes restées en combinaison ; puis nous nous sommes enveloppées dans des couvertures avant de donner nos vêtements à désinfecter. J’allais oublier de préciser qu’on nous avait laissé nos chapeaux et que nous avons traversé la cour avec nos couvre-chefs, ce qui ajouta au ridicule de la scène. Après l’exaspération, fous rires. Nous avons retrouvé nos bagages à la désinfection ; rien ne manquait dans ces milliers de valises.
Rassemblement dans la cour. Direction la gare, en rangs par quatre, encadrées par des soldats, baïonnette au canon. Au sortir de la caserne, un spectacle que je n’oublierai jamais : une foule en délire, tout Besançon pouvait-on penser : “Vive les Anglaises !” criait-elle. Puis tant bien que mal elle entonna “God Save the King” et “Tipperary”, et nous répondîmes par “La Marseillaise”. Les Allemands stupéfaits, ne sachant comment réagir. La foule en larmes nous criant : “Courage ! Courage !” et nous lançant des brassées de lilas, du lilas que nous ramassions et respirions avec délice. Il avait un parfum de liberté, de victoire, pensions-nous. De tels moments nous récompensaient de ces mois d’internement.
Arrivées à la gare de marchandises, nous sommes montées dans des wagons qui seront plombés. J’obtins d’un officier allemand de laisser une vitre ouverte – nous avions si chaud ! Nous resterons deux heures en plein soleil à attendre le départ. Le départ ! Comme nous avions un peu de papier et quelques enveloppes, je proposai à mes compagnes d’écrire des lettres que je me chargerais de lancer dans une gare, discrètement mais à la vue d’un employé des chemins de fer. Devant chaque compartiment, un soldat en armes. Le nôtre avait un visage peu avenant. Il nous regardait grignoter du chocolat de nos colis. Sans réfléchir, je lui tendis une tablette en lui souriant. Il me remercia et se hâta de la cacher. Mes compagnes s’étonnèrent d’une telle générosité à l’égard d’un Allemand. Mais je le redis, j’avais agi sans réfléchir. Et je ne savais pas que ce geste allait m’épargner bien des ennuis ; peut-être m’a-t-il sauvé la vie ?
Donc, nous avons écrit. J’ai écrit à mes chères filles en leur faisant part de nos récentes mésaventures : désinfection, wagons plombés et j’en passe. Nous avons glissé nos six lettres dans six enveloppes, plus une avec de l’argent pour les timbres, le tout roulé et ficelé. En gare de Miserey-Salines, alors que le train ralentissait, j’adressai un petit signe à un employé qui acquiesça ; je lâchai le paquet… qui tomba sur le marchepied tandis que le train avançait au ralenti vers des officiers d’allemands venus voir passer un train d’Anglaises. Le soldat à qui j’avais offert du chocolat, tout rougissant, fit celui qui n’avait rien vu. J’étais au bord du malaise. Mes compagnes se gardèrent de marquer la moindre émotion afin de ne pas aggraver la mienne. Notre sentinelle m’observait à la dérobée. Les occupantes du compartiment voisin me raconteront que l’employé s’était emparé du paquet de lettres avant qu’il n’arrivât devant les Allemands. Toutes les lettres parviendront à leurs destinataires.
L’arrivée à Vittel. On nous débarque dans la gare de marchandises, probablement pour ne pas attirer l’attention de la population. Nous descendons directement sur la voie. Les marchepieds sont si hauts que les soldats, des Autrichiens, doivent nous aider. Je peux dire qu’ils nous attrapent au vol. Celles qui le désirent peuvent monter dans un camion. En rangs par quatre et flanquées de soldats en armes, nous marchons sous une pluie fine. On nous regarde passer avec une expression de curiosité. Nous avons laissé nos tenues bleu horizon et kaki à Besançon et faisons assez bon effet, me semble-t-il ; nous n’avons pas l’air de vaincues. Des manteaux (en bon état pour ne pas avoir été portés), certains de fourrure, dissimulent nos pauvres robes, aussi lustrées que rapiécées.
Après un court trajet, surprise : on nous arrête devant le “Grand Hôtel”, un vrai palace cette fois, avec vue sur le parc. Nous pénétrons dans la cour. On nous filme de tous côtés (pour la propagande). Une liste à la main, un officier relève nos noms et nous répartit dans l’hôtel. Nous sommes logés, John et moi, à l’annexe ultra-chic “Pavillon Cérès”, à l’entresol, chambre n° 124 – prix inscrit sur la porte : 1 200 francs, ce qui ne nous concerne pas. Nous sommes abasourdis.
Chambre spacieuse, armoire à glace à deux battants, élégants lits jumeaux en cuivre et, surtout, des draps. Beaux fauteuils en velours jaune, coiffeuse, cheminée en marbre blanc. Nous descendons dans le grand salon où nous faisons notre choix, comme tous ici. Je prends un beau fauteuil rose et, dans le hall, une petite table en rotin et deux fauteuils assortis. Je suis ravie à l’idée de pouvoir enfin reposer mon pauvre dos, ma pauvre nuque. John resquille un canotier (probablement oublié par un client) en prévision des beaux jours dans un placard de l’office. Il est marqué d’un nom (que j’ai oublié), à Épinal. Je m’empare d’un balai mécanique pour notre moquette. Alors que nous finissons de nous installer, on nous invite à descendre à 19 h pour le dîner. Le dîner : une cuillère à soupe de gras et du café (avec bromure). Nous le refusons et ouvrons une boîte de conserve d’un colis de Queen Mary (des colis réguliers à présent). Je me couche à 19 h 30 dans un état de béatitude ; pensez, de beaux draps blancs avec, il est vrai, une couverture militaire – il faut bien qu’une note nous rappelle à notre condition. Le lendemain, après avoir ramassé du bois dans le parc, John prépare un feu dans notre belle cheminée. Je me regarde dans la glace. Ma robe a bien raccourci après tant de lavages, elle est on ne peut plus lustrée et les poignets en ont été coupés pour faire des pièces dans le dos. Nous avons l’autorisation de demander des vêtements et, un mois plus tard, on m’attribuera un tailleur en jersey gris, deux robes légères en tissu imprimé, sans oublier un chapeau plat et noir à larges bords orné de deux grosses fleurs noires. Mais, surtout, je peux me maquiller. Ce détail paraîtra futile mais il avait son importance. Au début nous nous laissions aller (sans fard), puis nous avons compris que si nous prenions soin de nous notre moral n’en serait que meilleur. Presque toutes nous avons mis un soupçon de rose aux joues et du rouge léger aux lèvres. Ainsi paraissions-nous moins découragées devant les Allemands.
Ci-joint, un article très intéressant sur le camp de Vittel, signé Jean Camille Bloch :
http://rol-benzaken.centerblog.net/16438-le-camp-de-vittel-a-la-seconde-guerre-mondiale
© Olivier Ypsilantis
Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.
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