« Nous sommes conduits par des fous et des gens malhonnêtes… Nous avons confiés notre sort à des hommes indignes ou à des fous utopiques. » Ainsi Maurice Garçon commente-t-il le 8 mars 1936 la réaction du président du conseil Albert Sarraut à l’annonce de la réoccupation de la Rhénanie et la dénonciation des traités et pactes signés après la Grande guerre par l’Allemagne hitlérienne. Ces propos résonnent curieusement à nos oreilles dans notre France de 2023 et, pour ceux qui se plongeront comme moi avec délice, du moins je l’espère, dans la lecture de son journal couvrant la période allant de 1912 à 1939 (et de celui qui couvre l’Occupation, publié en 2015), ils trouveront très facilement d’étranges similarités entre cet entre-deux guerres que nous connaissons si mal et la période contemporaine.
Le grand avocat qu’était Maurice Garçon accède au Barreau à l’âge de 22 ans (il est né en 1889). Depuis cette date et jusqu’à son décès en 1967, il tiendra un journal dans lequel il consigne, autant que faire se peut jour après jour, ses réflexions sur sa vie d’avocat pénaliste et sa vie au quotidien, vie qu’il partage entre Poitiers, où il possédait une propriété (exactement à Ligugé à quelques kms), et la capitale. Pascal Fouché et Pascale Froment, à qui l’on doit la publication en 2015 d’un premier tome couvrant la période 1939-1945 (Maurice Garçon, Journal 1939-1945, Perrin-Tempus), ont continué leur travail et présidé à l’édition de ce nouveau volume où l’on voit un jeune avocat talentueux prendre son envol et s’installer au cœur de la vie judiciaire française. C’est brillant et remarquablement bien écrit. D’ailleurs, à ce sujet, les deux responsables précisent : « Maurice Garçon tenait son journal presque quotidiennement, souvent tard le soir. Pratiquement sans ratures, l’ensemble, assez lisible, comporte des erreurs de transcription et des fautes d’inattention souvent liées à la vitesse d’écriture. Nous avons corrigé les plus manifestes ».
Dans cet ouvrage, le lecteur découvrira une peinture souvent sévère de la vie politique et judiciaire de cette époque un peu lointaine et prendra pleinement conscience, si besoin en était, du changement profond de société intervenu entre la fin de la Belle époque et la période du Front populaire. Par un hasard, qui peut être qualifié d’heureux d’une certaine manière, Maurice Garçon a échappé à la grande boucherie qui va de 1914 à 1918. Non pas qu’il ait été lâche mais on a estimé que son état de santé était incompatible avec la vie du soldat en campagne (suspicion de tuberculose). A une époque où l’immense majorité de sa génération a été envoyée au front, et quel front, il a commencé à exercer son talent au palais de Justice de Paris. Bien que jeune, son statut privilégié l’a amené à observer avec acuité la vie de l’arrière, que ce soit au cœur de la capitale où il était particulièrement bien placé ou chez lui, en province (le lecteur découvrira où la rumeur voulait que Guillaume II se soit caché en septembre 1914 !!!). Il dépeint très bien un microcosme, Paris, où la guerre n’empêche nullement les querelles intestines, les luttes de pouvoir et plus grave, la corruption, la prévarication et l’incompétence de s’épanouir. Très tôt, après la guerre, il prend conscience des erreurs du Traité de Versailles et pressent qu’il y aura un nouveau conflit dans les vingt ans à venir, rejoignant ainsi Jacques Bainville et ses « Conséquences politiques de la paix » prophétiques. Il ne précise pas pour autant qu’il est un lecteur de l’Action française, mais curieux comme il l’était, on peut penser qu’il la lisait régulièrement comme beaucoup d’autres journaux. Il cite cependant souvent Léon Daudet qu’il dépeint le 15 novembre 1937 : « … de plus en plus gras et sémite, les traits boursouflés, les yeux disparaissant derrière ou sous des paupières trop gonflées. Tout est trop gros en lui, le ventre, le cou, les yeux, le nez et les lèvres. On pourrait le dessiner rien qu’avec des arcs de cercle !!! ».
Sa curiosité naturelle l’emmène parfois bien loin du monde du droit, de la politique et de la vie mondaine parisienne. Il développe un temps un intérêt marqué pour le monde de l’occulte et du paranormal. C’est un trait saillant de cette époque du, très probablement, aux traumatismes générés par la guerre. Louis Pauwells donne un bon aperçu de cette mode qui s’est terminée dans les années 50 dans son livre « Monsieur Gurdjieff » (https://www.decitre.fr/livres/monsieur-gurdjieff-9782226081964.html). Fort de son intérêt pour ces sujets et preuve de son éclectisme, Maurice Garçon, quant à lui, se laissera aller à quelques ouvrages aux thèmes surprenants comme « Le Symbolisme du Sabbat » au Mercure de France en 1923 ou « Le Diable, étude historique, critique et médicale » en collaboration avec Jean Vinchon en 1926. Dans son journal, il rapporte quelques faits ou évènements situés très loin des prétoires mais, s’il reste fidèle dans son descriptif, il ne se départ jamais d’un certain scepticisme face à ce qu’il appelle « l’incroyable sottise des hommes ».
A Paris, il fréquente beaucoup la haute magistrature. Il est très dur avec elle car il l’estime bien trop sensible aux influences politiques au point de s’interroger, à travers quelques exemples cités, sur la nature du droit il y a cent ans. Il est vrai que ses fonctions et son talent l’amènent à travailler sur des dossiers à l’environnement hautement sensible. La peinture qu’il fait de certaines habitudes judiciaires à propos d’affaires qui défraient la chronique comme l’affaire Stavisky et l’affaire Prince (il est en charge des intérêts de ce dernier après son « décès ») ne manqueront pas d’interpeller le lecteur. A titre d’exemple, il fait un portrait féroce et sans concession de deux magistrats en charge de l’affaire du Bonnet rouge (une affaire de pot-de-vin payé par l’Allemagne) en mai 1918. Du procureur Mornet, celui-là même qui requerra contre Laval et Pétain en 1945, il dit : « Protestant d’origine, il paraît rigide de conscience comme un Poligny. Saura-t-on jamais s’il est un opportuniste désireux de manger l’avenir ou un magistrat convaincu et parfois aveugle dans ses convictions même ? »). De son collègue, Bouchardon, juge d’instruction, il écrit : « Il était avant le guerre un petit juge d’instruction sans grande considération professionnelle… La guerre en a fait un capitaine et son grade lui a permis de déployer toutes ses facultés de tortionnaire et de nécrophile jusque-là demeurées ignorées… ». Plus surprenants mais très emblématiques de l’état de l’opinion publique entre les deux guerres sont les préjugés antisémites dont il fait régulièrement état dans ses considérations. Par exemple, le 4 mars 1934, il écrit : « Maurois est un juif à la figure plus juive que toute la youtretrie réunie !!! ». Notons que d’un voyage à Berlin en 1938, il reviendra profondément convaincu du caractère ignoble de la politique raciale du IIIème Reich et que, sous l’Occupation, il ne supportera ni l’exclusion, ni les persécutions, ni les déportations dont seront victimes les membres de la communauté juive.
Plus on avance dans le temps, plus la peinture qu’il fait des mœurs politiques témoigne de son amertume. Très rares sont les personnalités politiques qui trouvent grâce à ses yeux. Si nous nous plaignons, à juste titre, de l’état déplorable du discours politique dans ce pays et des personnalités qui y concourent, Maurice Garçon nous rappelle que cet état de fait n’est en rien l’apanage de notre époque et que la IIIème République finissante s’érige dans ce domaine en modèle même pendant la Grande guerre. Ne rapporte-t-il pas le 20 octobre 1917: « Tous nos politiciens sont plus ou moins mêlés à des trafics louches. Depuis trois ans, les députés et les sénateurs ont joué de leur influence au sujet des marchés de fourniture, et l’un deux disait récemment dans l’intimité : Une place de député rapporte au bas mot 50 000 francs par an à un imbécile, et je vous prie de croire que je ne suis pas un imbécile ! ». ‘Même André Tardieu, si cher à notre hôte (et j’ai énormément apprécié son livre), n’échappe pas à sa vindicte. Lors du procès intenté en octobre-novembre 1937 au colonel de La Rocque où il est reproché à ce dernier d’avoir perçu des fonds secrets, il décrit André Tardieu ainsi lors de la déposition de ce dernier : «… Tardieu est une canaille mais La Rocque en est une autre… Tardieu était féroce… Il a répété de mille manières l’infamie de La Rocque touchant des fonds… Il faisait son travail de destruction avec une méchanceté haineuse et souriante. Rarement, j’ai imaginé qu’on pût être aussi insolent ». Il est vrai qu’un des talents épistolaires de Maurice Garçon est le portrait et il se sait sévère dans cet art : « Je suis souvent trop sévère pour les autres. Le dénigrement est toujours facile et trop souvent injuste et, en avançant en âge, on comprend mieux que la sévérité ironique est un procédé seulement à la portée des envieux et des jaloux » (1927).
Cet ouvrage portant sur la période 1939-1945 est tout aussi passionnant à lire et toujours disponible. Je ne peux qu’en recommander la lecture à tous ceux qui s’intéressent à ces deux époques tant elles me paraissent encore largement impacter notre quotidien. Maurice Garçon, à travers ses réflexions et sa vision nous donne quelques clés pour nous permettre de mieux appréhender ce dernier.
Bonne lecture
PS : je m’aperçois que je rédige ce texte 89 ans jour pour jour après les émeutes du 6 février 1934. Curieusement, Maurice Garçon en parle très peu dans son journal.
© Maxime Tandonnet
« Journal (1912-1939), Maurice Garçon », Perrin-Tempus 2017 (présentation de H.)
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