A vingt ans on est toujours l’enfant de ses lectures. Nous avons tous connu ça. Ma petite fille a vingt ans précisément. C’est une scientifique. Elle est née avec le XXIème siècle. Pour elle le monde d’avant c’est de l’histoire, un truc qu’elle apprenait à l’école. Je comprends son insouciance, je l’envie parfois mais je me dis aussi qu’à force de ne pas vraiment savoir, on finit par oublier pourquoi il faut savoir. L’idée m’est venue de lui faire lire le chef d’œuvre de Primo Lévi « Si c’est un homme » (1) mais je me suis vite ravisé, bien qu’en ce jour du Souvenir j’aurais aimé qu’elle en découvrît au moins quelques extraits. Mais comment lire l’insoutenable quand on a vingt ans, qu’on a sans doute un petit copain et qu’on regarde The Voice à la télé ? Il m’a fallu le suicide de Primo Levi (2) pour découvrir qui était l’auteur de « Si c’est un homme ». C’était en 1987. Du haut de mes trente-cinq ans bien tranquilles, j’ai dû m’y reprendre à trois fois avant d’aller au bout de ce livre terrifiant. Phrase après phrase Levi s’y met à nu sans craindre d’écorcher sa mémoire au point que du sang noir a dû s’écouler dans ses souvenirs en rédigeant ce que j’ai toujours appelé son livre-tombe. Aujourd’hui, du rayonnage de ma bibliothèque où il repose, il m’arrive d’imaginer qu’il m’appelle comme pour me dire « Relis-moi souvent, parce qu’il ne faut pas oublier. Jamais ! » Les camps de la mort, les rescapés qui sont encore en vie savent mieux que personne que ces quatre mots ne sont pas une expression toute faite, une sorte d’effet de verbe comme il y a un effet de manche. Il y a dans cette expression des visages à jamais perdus.
Bientôt il n’y aura plus de témoins pour parler
La journée du Souvenir doit être totalement pédagogique et pas une de ces manifestations banales (3) histoire de se soulager la conscience car, bientôt, il n’y aura plus personne pour témoigner. J’ai demandé un jour à une rescapée d’Auschwitz de me raconter son internement: « On peut difficilement parler de l’enfer sans avoir le sentiment de mourir une seconde fois, car les rescapés comme moi sont morts dans la tête depuis qu’on les a libérés », me répondit-elle. (4) J’ai mis du temps à comprendre cette phrase. Aujourd’hui j’en saisi toute l’horreur.
Tout faire pour lutter contre la banalisation
En 1968 les étudiants criaient « CRS : SS » comme s’ils chantaient le dernier tube à la mode. Depuis rien ne s’est arrangé ni à l’extrême-gauche ni à l’extrême-droite. 50 ans après 68, les actes antisémites en France connaissent une montée inquiétante. Aux Etats-Unis même phénomène et récemment en Allemagne une tentative de coups d’Etat organisée par des nostalgiques néo-nazis, heureusement étouffée dans l’œuf. Quant à l’islamisme, il reprend à son compte cette haine du Juif qui n’est rien d’autre qu’une idéologie bâtarde du nazisme (5), et en interdisant que la Shoah soit enseignée dans les pays arabes plus ou moins sous leur contrôle notamment en Algérie, les islamistes rêvent de faire du Maghreb et de l’ensemble du Dar-el-islam des terres judenfrei, libres de Juifs. Et que dire de ces ayatollahs qui appellent à corps et à cris à la destruction totale de l’Etat d’Israël, autrement dit une ONU judenfrei ? Et que dire des enseignants d’histoire dans les quartiers « sensibles » qui hésitent à enseigner la Shoah (pourtant au programme) de crainte de représailles, autrement dit d’une école judenfrei ?
Quand le wokisme se met au vert-de gris
Le wokisme, cette chtouille (désolé pour la vulgarité du mot) avance dans les consciences à pas de géant. Ainsi les écolos radicaux qui, sans vergogne, sont passés du vert-pomme au vert-islamique de l’antisionisme pour finir par se noyer dans le vert-de gris antisémite. Ainsi, le maire de Lyon, qui annule purement et simplement un voyage de lycéens à Auschwitz sous le prétexte fallacieux que ce déplacement en avion « n’est pas écologique ». Mais, pour célébrer les 30 ans des Accords d’Oslo le 1er février prochain, il entend organiser une table ronde intitulée « Regards sur la Palestine » sans la présence d’au moins un israélien ; bref une table ronde judenfrei pour laquelle il a invité le franco-palestinien Salah Hamouri, lequel a purgé en Israël une peine de cinq ans pour complicité dans la tentative de meurtre du Grand Rabbin Ovadia Yosef, ainsi que le professeur Abaher El Sakka de l’université Beir Zeit en Palestine. Présumons que ce dernier ne soit pas venu en barque depuis Ramallah. Y aurait-il des avions plus écologiques de d’autres ? Face à la levée de boucliers contre cette réunion publique payée par le contribuable lyonnais, le maire a rétropédalé en… invitant un membre de la communauté juive dans ce débat ! Ne riez pas, c’est plutôt dramatique, croyez-moi.
Le Maroc, un exemple à méditer
Un pays arabe résiste farouchement à ce que j’ose appeler (qu’on me pardonne ce barbarisme) l’historicide de toute une communauté. Alors que l’Algérie depuis 1962 pratique un ethnocide incluant naturellement dans les écoles l’idée qu’il n’y a jamais eu de Juifs en Algérie, le Maroc n’a jamais occulté leur antériorité. Plus encore, en 2010 (on était loin des Accords d’Abraham) un groupe d’étudiants organise à l’université de Casablanca un séminaire sur le Shoah, unique du genre en terre arabe, invitant israéliens, français et allemands. « La meilleure façon de comprendre la haine et de lutter contre elle, c’est d’étudier la Shoah qui appartient à toute l’humanité », me disait Moulid (6), un artiste calligraphe de mes amis, internationalement reconnu et qui vient de m’envoyer une œuvre intitulée « Hommage aux victimes d’Auschwitz » avec cette précision dans son mail : « Tu peux utiliser l’image sans problème ».
À Dieu le Ciel, aux Hommes l’Histoire
Je suis un éternel optimiste. Je veux dire que je crois toujours que la paix s’installera entre Juifs et Arabes. Peut-être pas de notre génération mais qui sait, un jour peut-être … J’ai l’intime conviction qu’elle ne sera possible précisément qu’en luttant contre la négation de la Shoah. Ne croyez pas que c’est chez moi une idée fixe qui revient tous les ans, au moment de la Journée du Souvenir. Non. Je pense que la Shoah est comme le miroir brisé de l’humanité et qu’occulter sa vérité philosophique et historique c’est prendre le risque qu’une catastrophe de ce genre puisse se reproduire, quelle qu’en pourrait être la forme et la cible (7). En luttant contre les haines, en étant implacable faces aux extrémisme religieux d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient, alors peut-être arriverons-nous à cette résilience sans laquelle n’est possible : aucun avenir.
© Michel Dray
NOTES
(1) « Si c’est un homme », paru en France aux éditions Bachet-Castel, 1961. Réédition en poche (Presse-Pocket)
(2) Primo s’est jeté dans le vide dans la cage d’escalier de son immeuble le 11 avril 1987. Pour son médecin accouru très vite, il aurait été victime d’un malaise et donc ce serait un accident. Pour ma part, ayant un peu étudié le dossier, je penche pour la thèse du suicide.
(3)L’historien israélien spécialiste des nationalismes en France, Saül Friedländer, lors d’une Conférence faite à Science Po en 1986 déclare : « J’espère qu’un jour nos écoliers n’irons pas en cours « d’haulo » comme on va au cours de géo ». Tout est dit dans cette phrase, à la différence qu’aujourd’hui en a peur d’enseigner « l’haulo ».
(4) Entretien avec la marseillaise Denise Torros-Marter, 94 ans aujourd’hui et l’un des derniers témoins de la Shoah.
(5)Lire « Le Village de l’Allemand » de Boualem Sansal. 2008. Gallimard
(6) ⵎⵓⵍⵉⴷ ⵏⵉⴷ ⵡⵉⵙⴰⴷⴰⵍ. Moulid Nidouissadan
-Maître de la calligraphie tifinagh.
-Calligraphe illustrateur. Créateur de logos et motifs.
-Site: www.molidaz.blogspot.com
-email: nidomoulid@gmail.com
Facebook: @moulidart
Instagram:calligraphie_tifinagh_moulid
https://youtu.be/laFDxGXwz4E
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(7) Je pense aux Chrétiens en terre d’Islam.
Historien, Analyste en géopolitique méditerranéenne, Michel Dray travaille depuis de longues années avec des universités, des écrivains, des acteurs de la société civile et des chercheurs dans le cadre d’un Think Thank hors des Réseaux sociaux sur les analyses géopolitiques en Méditerranée.
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