La Voix de la vie. Poèmes. René de Ceccatty (traducteur), Édith Bruck. 2023. Editions Rivages
Une nouvelle anthologie d’Edith Bruck nous permet de découvrir l’œuvre de poétesse de l’auteur du « Pain perdu ».
Nul doute qu’Edith Bruck entretient des liens secrets avec la poétesse russe Anna Akhmatova, quand elle écrit : « La poésie n’est pas trompeuse, elle dit la vérité qui trouble les consciences, qui touche les plaies ouvertes, privées et publiques ». On ne peut cependant pas comparer le lyrisme de l’auteur du Poème sans héros aux brèves poésies d’Edith Bruck. Mais toutes deux ont connu la terreur, l’horreur des crimes du totalitarisme. Toutes deux ont perdu les leurs, toutes deux ont écrit des œuvres puissantes, sans aucun compromis avec la vérité. Toutes deux ont évoqué la douleur sans espoir, l’une dans l’Union soviétique de Staline, l’autre dans les camps d’extermination implantés par l’Allemagne nazie, principalement en Pologne et dans l’Est de l’Europe.
Une poétesse entre Hongrie et Italie
La poésie d’Edith Bruck n’est pas aussi savante que celle d’Akhmatova, elle dispose de moins de métaphores, liées à l’héritage de la culture gréco-latine et de la littérature russe. Edith Bruck n’a pas eu le temps de lire pendant son enfance et son adolescence. Elle a été déportée alors qu’elle était la petite élève d’une classe primaire d’une école du village de Tszabercel.
Après de longues pérégrinations dans l’Europe dévastée, alors qu’elle survivait dans des conditions hasardeuses, avide de tenir enfin des livres entre ses mains, elle s’est forgé une vaste culture littéraire, notamment dans sa langue maternelle, et a traduit de grands poètes hongrois en italien : Attila, Radnòdti, Illyés, et même aussi, François Villon.
Le camp de la mort a été, comme pour Primo Levi dont elle était proche, son université. Ses lectures ultérieures ont fait d’elle un écrivain, auteur d’une œuvre d’une intensité et d’une lucidité exceptionnelles. Le maniérisme, la sophistication des moyens n’étaient pas son affaire. Une langue rigoureuse lui suffisait.
Au terme de son sidérant périple en Europe, Edith est arrivée à Naples. Elle avait auparavant vécu quelques saisons dans le jeune État d’Israël, ne s’y était pas plu. Elle avait subi les coups de deux maris, et en avait épousé un troisième, plus pacifique, parce qu’il s’agissait d’un mariage blanc.
Elle ne voulait pas aller dans un kibboutz et s’était retrouvée dans le camp de transit de Pardes-Hanna (ma’abata), où elle avait accepté les tâches les plus modestes. Elle avait ensuite quitté Milan, son mari et ce village de toiles insalubre, où s’entassaient les nouveaux immigrants. Elle était arrivée à Haïfa.
Un soir de pluie, comme elle n’avait pas de quoi se payer une chambre dans un hôtel des bas quartiers du port, elle s’était réfugiée sous une tente, installée sur un balcon. Un homme de sa connaissance lui avait proposé de payer sa chambre, mais n’en n’avait loué qu’une seule pour eux deux. Il lui avait proposé de la payer parce qu’elle refusait de coucher avec lui. Il s’était déshabillé, l’avait caressée, puis était parti. Dégoûtée par le contact de ce dernier, elle avait pris une douche et s’était enfermée. L’homme était cependant revenu en vain frapper à sa porte, pendant la nuit. Le lendemain matin, Edith avait trouvé quelques billets sur le radiateur.
Enfin, remarquée et aimée par le poète Nelo Risi (1920-2015), elle est non seulement devenue un grand écrivain, mais aussi dramaturge et documentariste à la RAI. Elle avait fondé avec Dacia Maraini le théâtre féministe de la Maddalena, à Rome.
Son récit, « Le Pain perdu », ayant ému le pape François, ce dernier a voulu la connaître. Cet humble hommage de François, venu lui rendre visite dans son petit appartement du centre de Rome, lui a valu de voir son livre traduit dans plusieurs langues, de recevoir le prix Viareggio, le prix Strega giovani, et d’être vendu à 100 000 exemplaires.
Au nom du père
Le regard d’écrivain de Bruck est implacable, elle écrit « toute la vérité, rien que la vérité », mais elle peut aussi se montrer d’une tendresse, d’une ingénuité, presque enfantines. Elle a rejeté la religion de ses pères, mais il y a souvent, dans son style, des invocations bibliques questionnant l’existence du Mal dans le monde. Et c’est précisément parce qu’elle n’a jamais rompu avec l’univers de son enfance, avec les siens, surtout avec sa mère, si pieuse, qu’elle a pu devenir poète, ainsi qu’elle le lui avait prédit, alors que cette dernière lui demandait seulement de prier.
Ainsi qu’elle l’explique dans sa préface, ses poèmes sont des « poèmes-prières », comme ceux qu’elle s’est murmurés lorsque, en 1944, les fascistes hongrois l’ont chassée avec toute sa famille vers les trains qui partaient pour Auschwitz où, cet été-là, les nazis assassinaient et brûlaient 20 000 Juifs hongrois par Jour.
Son premier poème est intitulé « L’Égalité père ! » Il est inspiré par sa disparition, en un instant, lors de la « sélection » par Mengele, sur la Judenrampe, qui conduisait aux chambres à gaz, aux crématoires et, comme en avril 1944 ces derniers étaient saturés, aux fosses d’incinération géantes en plein air que les SS appelaient « le grill ». Au moment où son père disparut, pendant la sélection, la mère d’Edith hurla : « Cherche ton père ! Cherche ton père ! » C’est lui, « le père » de toute sa poésie.
« Je n’ai pas de tombe / où pleurer / où apporter des fleurs. / Sur le sol d’Auschwitz / je ne mettrai plus jamais le pied. / Dans mon village natal / les pierres tombales de mes grands-parents / je les ai trouvées décapitées / et embellies par deux pots de chambre / et mes sens / sont paralysés / les pieds m’ont entraînée au loin / pour ne jamais y retourner / comme à Auschwitz. / Que pourrais-je dire, moi, survivante, / en tant que guide témoin / à des groupes d’étudiants en visite ? / Où la voix est celle des chaussures, / des lunettes, / du vent mauvais / de la terre-tombe / du silence sacré. / Même le pape François / est resté muet / assis de dos / comme un buste de marbre. / Il n’y a pas et il n’y aura jamais / de mots pour le dire. / J’essaie, je raconte, j’écris / mais ce n’est qu’un balbutiement. » (« Où »)
Le présent volume est composé de tous les poèmes publiés par Edith Bruck qui n’avaient pas été retenus dans l’anthologie précédente, parue chez Rivages en 2022, et intitulée « Pourquoi aurais-je survécu »?, ainsi que l’écrit René de Ceccatty, son traducteur et éditeur dans son avant-propos. Ils proviennent de quatre recueils, « Il tatuaggio » (1975), « In difesa del padre » (1980), « Monologo » (1990) et « Tempi » (2021).
Ces poèmes peuvent être lus comme le fruit d’une seule et même inspiration, comme le récit d’une vie, comme les mouvements de l’âme d’une petite fille plongée dans les ténèbres, et capable d’une telle résilience, qu’elle l’a conduite vers une lumineuse et admirable vérité.
© Myriam Anissimov
https://www.nonfiction.fr/article-11577-edith-bruck-ecrire-de-la-poesie-apres-auschwitz.htm
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