Ayant assisté aux dix mois d’audiences dans le procès des attentats de novembre 2015, Emmanuel Carrère en a fait un livre, « V13 », dont il partage ici quelques axes de réflexion sur les témoins ou sur le mal.
Alain Finkielkraut s’entretient avec l’écrivain Emmanuel Carrère qui, dans V13, (éd. POL) revient sur le procès du 13 novembre 2015 et les dix mois d’audiences au Palais de Justice de Paris dont il a tenu la chronique au jour le jour, de septembre 2021 à juillet 2022.
« Le procès des attentats du 13 Novembre 2015 (130 morts et 350 blessés) s’est tenu entre septembre 2021 et juin 2022. Plus de 300 témoins ont été entendus, dont des rescapés de cette nuit d’horreur. Les 20 accusés ont été jugés, dont Salah Abdeslam, le seul survivant des commandos de l’organisation du groupe État islamique. Emmanuel Carrère a assisté à l’intégralité du procès (…) » V13, éd. POL .
« Face au mal, Emmanuel Carrère n’est pas de ceux qui détournent les yeux. Il regarde l’horreur en face. Vingt-deux ans après « L’Adversaire« , il publie « V13« , le recueil augmenté des chroniques qu’il a tenues dix mois durant pour L’Obs.
Le livre est haletant, parfois insoutenable et il soulève de nombreuses questions. D’abord, celles-ci, très générales :
Alain Finkielkraut: « Ce procès vous a-t-il changé, Emmanuel Carrère ? Ces 149 audiences ont-elles bouleversé ou modifié votre vision de l’homme et du monde ? »
Emmanuel Carrère: « La réponse est oui. ‘Face au mal’, c’est exactement ce à quoi je m’attendais, être ‘face au mal’, mais au fond, ce n’est pas sur ce terrain-là, prévisible que ça s’est joué, mais plutôt – face ‘au bien’ je ne dirais pas forcément mais – en tous cas, face à une expérience humaine qui était du côté des victimes, qui était une mise à nu de l’être humain, avec des expériences extrêmes de vie et de mort, et c’était ça qui était bouleversant et qui était inattendu.
Pour qu’une expérience vous change, il faut aussi que ce qui advienne ne soit pas ce à quoi on s’attendait. Et là, il s’est vraiment passé quelque chose, pour moi comme pour tous ceux qui ont suivi le procès, à quelque place que ce soit. Et il y a autre chose : un procès, on regarde et on écoute ce qui se passe dans le prétoire, mais il n’y avait pas seulement ça, il y a aussi tout ce qui se passait dans l’assistance, et l’assistance ce n’était pas seulement des témoins comme moi ou d’autres journalistes, il y avait toutes les victimes, toutes les parties civiles et il s’est constitué – je ne m’y attendais pas du tout – une communauté dont je me suis retrouvé à faire partie comme tant d’autres – je venais tous les jours. Et ça, a été une expérience bouleversante. »
« Je me suis souvent retrouvé au cours de ce procès à pleurer assez souvent, et pas seulement pendant les audiences »
« Il y a eu cinq semaines de témoignages des victimes au début du procès, une semaine de plus vers la fin. Il y a eu quelques 350 personnes venues à la barre, soit des rescapés soit des endeuillés. Il y a eu beaucoup de témoignages d’une extrême densité, on entendait une véritable parole – pas seulement un babil de l’époque. Du côté des rescapés, il y a eu le témoignage d’une jeune femme, Maya, entrée au Carillon avec quatre amis dont son compagnon : elle est ressortie seule. Elle racontait cela, une reconstruction très fragile, très difficile, mais de façon tellement vibrante. C’est le premier témoignage qui nous a mis tous en larmes – et pourtant je ne suis pas un grand pleureur mais je me suis souvent retrouvé au cours de ce procès à pleurer assez souvent, et pas seulement pendant les audiences ; rentré chez moi, je me réveillais la nuit, en larmes. »
Quand l’explication sociologique ne fonctionne pas
« On aime bien ramener certaines actions mauvaises aux causes qui les auraient provoquées (discrimination, familles désunies etc. ) : là, ça ne fonctionne pas. C’est d’ailleurs ce qui conduit Sylvie Caster, dans 13 novembre, Chroniques d’un procès, à poser la question : ‘Mais en Mohamed Bakhali, décrété si intelligent, comment s’est inscrit le mal ?’ On se heurte violemment à cette question, d’autant plus que ces accusés ne peuvent pas exciper d’une enfance malheureuse ? » Alain Finkielkraut
« Les djihadistes, leur mépris va plutôt à tous les libéraux qui croient à une espèce de dialogue apaisé entre les religions » Emmanuel Carrère
« Effectivement, ce n’est ni des cas sociaux, ni des gens issus de familles gravement dysfonctionnelles. C’est vrai, on essaie d’expliquer cela par les formes d’exclusion, au fond comme si ça s’expliquait par le malheur. Or, il ne s’agit pas de gens plus malheureux que d’autres, mais au fond, être djihadiste, c’est aussi accéder à une dimension valeureuse de soi, c’est se voir, pas comme un pauvre type misérable, mais comme un héros, quelqu’un. Les djihadistes, leur mépris va plutôt à tous les libéraux qui croient à une espèce de dialogue apaisé entre les religions. Les seuls types qu’ils respectent de notre côté, c’est les identitaires occidentaux blancs, parce que tout simplement ils ont l’impression qu’ils sont d’accord sur le diagnostic qui est l’incompatibilité totale de leur civilisation. Et là-dessus, ils ne se sentent pas dans une position d’infériorité, de marginalisation misérable ».
Un procès qui aura duré neuf mois
« Expliquer, comprendre, n’est pas du tout excuser. Et je dirais que, incontestablement ça me parait la une des fonctions de la littérature, mais pas seulement : de la justice, aussi. On a été là. Si ce procès a duré neuf mois, ce qui paraît démesuré, c’est aussi parce qu’on a essayé de comprendre et on réellement essayé de le faire. Je ne dirais pas qu’on y est arrivés. Par ailleurs, il s’agit là d’un assez pauvre mystère qui enveloppe aussi beaucoup de conneries. »
« Je pense qu’il ne doit pas y avoir de limite à la volonté de comprendre, simplement il ne faut pas que les explications soient trop primaires ou univoques, c’est-à-dire, qu’il faut entrer dans une grande complexité. Dire que les bourreaux et les victimes appartiennent à la même humanité, comment le nier ? Cela dit, j’ai été surpris ; comme tous les gens qui s’intéressent aux faits divers, aux procès, aux affaires criminelles, je m’intéresse davantage aux criminels qu’aux victimes. Mais dans ce cas, ce qu’ont pu dire les victimes était constamment passionnant, bouleversant, inattendu, parfois d’une grandeur humaine qui laissait pantois, alors que pour les accusés, dans l’ensemble il fallait faire un énorme effort pour s’intéresser à eux – une parole stéréotypée, souvent stupide, d’une grande médiocrité – mais on est dans un procès, il faut s’intéresser à eux, on n’est pas dans le procès du terrorisme, on est dans le procès de ces types-là. On a fait l’effort. On a voulu que ce procès soit exemplaire, et je trouve qu’il l’a été – non seulement d’une grande dignité, mais avec ce désir de comprendre qui a été constant. »
Emmanuel Carrère est Ecrivain, scénariste, cinéaste
L’intégralité de l’émission est à écouter en cliquant sur le lien ci-dessous:
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/v-13-3416240
Emmanuel Carrère – Vincent Muller / POL France Culture
Bibliographie
Emmanuel Carrère, V 13, éd. POL
Sylvie Caster, 13 novembre, chroniques d’un procès, éd. Les Echappés
Revue Commentaire, Numéro 180/Hiver 2022-2023
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