Prononcé en 2014, le Discours de Michaël Prazan lors du dîner du CRIF Région Centre Orléans

3 décembre 2014

« Prendre la parole ici devant vous, à Orléans, revêt pour moi une importance toute particulière. Car une grande partie de ma famille est passée par les camps du Loiret. Ce fut le cas de mon grand-père paternel, Abram Prazan, qui, tombé dans la rafle des Juifs étrangers de l’Est parisien, la rafle dite du « billet vert » du 14 mai 1941, a été interné au camp de Pithiviers avant d’être déporté à Auschwitz-Birkenau où il est mort, comme son épouse, ma grand-mère, Estera Prazan, comme une dizaine de membres de ma famille, aussi bien paternelle que maternelle.

C’est aussi à Orléans que s’est jouée la survie de mon père, alors âgé de 7 ans, et donc, mon existence. C’est une jeune femme, passeuse improvisée, Mme Thérèse Léopold, qui, au péril de sa vie, a fait passer mon père et sa sœur en zone libre, déjà orphelins, à partir de la gare des Aubrais. Mme Léopold fut ensuite dénoncée par un faux passeur, Pierre Lussac, qui avait livré ma cousine Régine à la Gestapo. Régine est décédée à Auschwitz-Birkenau. Quant à Pierre Lussac, qui, sans l’intervention de Mme Léopold, aurait livré mon père et sa sœur aux Allemands, je l’ai appris très récemment, était le plus grand collaborateur de la région, un agent français de la Gestapo d’Orléans, jugé ici, à la libération, fusillé pour avoir torturé et exécuté près de 70 résistants. Mme Léopold a payé cher le prix de son courage. Elle fut, après avoir été torturée, bien que non juive, déportée à Birkenau, puis dans d’autres camps de concentration, tels que Buchenwald. Elle a survécu, elle s’est éteinte il y a un an à peine.

Ce passé familial a bien sûr conditionné en partie ce que je suis, en partie la cause que je sers, livre après livre, film après film. Une cause qui a plusieurs noms : l’histoire, la mémoire, l’information, la vérité, le rejet et la haine de l’injustice. J’ai toujours eu le sentiment d’agir et de faire ce que je fais pour une raison, une cause qui me dépasse et dont je ne suis que le modeste instrument.

Les Juifs de France ont traversé bien des épreuves ces dernières années. La résurgence de l’antisémitisme les a sidérés. Après l’avoir cru éteint, sinon mort, cet antisémitisme a ressurgi des tréfonds de l’histoire pour se parer des vertus de l’antiracisme et de l’universalisme. Voilà l’ironie de cet antisémitisme, dernier avatar d’évolutions nombreuses et successives, qui autorise son expression avec une violence et une force sans doute inégalée en France depuis la guerre. Les victimes et les survivants de la Shoah moqués, stipendiés, dénigrés par un ancien humoriste devenu le porte-parole de la Révolution islamique en Iran et qui draine une partie de notre jeunesse en perte de repère et d’identité ; le retour de bâton d’un négationniste que l’on croyait disparu, via les discours complotistes ou le réseau d’antisémites patentés et nazifiant, tels Alain Soral et sa clique, amplifiés par l’itinéraire sinueux d’un discours exporté dans les pays du monde arabe par Roger Garaudy à la fin des années 90, et qui revient par la bande quelques décennies plus tard, ici, en France.

 Les discours et les lobbies militants qui instrumentalisent la cause des Palestiniens pour diffuser une haine sans frein de l’Etat d’Israël, le seul pays au monde, probablement, à qui l’on dénie année après année, décennie après décennie, toute légitimité. Le départ massif des Juifs de France vers Israël et d’autres destinations qui nous font douter de notre place dans le pays qui nous avait naguère accueillis, où nous avons établi nos vies, fondé des familles. La diffusion et la propagation d’un islamisme intolérant, haineux, conquérant, fondamentalement et violemment antisémite – une idéologie que l’on assimile à tort à une religion, et qui pour moi n’est rien d’autre qu’une forme renouvelée de la barbarie et du fascisme. Au milieu de ce sinistre panorama, je n’oublie ni Ilan Halimi, ni les petites victimes d’Ozar Hatorah, ni les exactions et les violences quotidiennes contre les personnes. Je n’oublie pas non plus les militaires français assassinés par Mohammed Merah. Ces meurtres de sang froid qui nous rappellent que cibler les Juifs, c’est aussi cibler la France.

J’ai grandi dans ce qui était alors un quartier populaire du centre de paris, dans le « Shtetl » reconstitué par les immigrants juifs d’Europe de l’Est autour du Carreau du temple, tout près de la place de la République. J’ai grandi dans une France plus multiculturelle qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mes amis venaient de tous les horizons, ils étaient d’origine africaine, maghrébine. Ils étaient juifs, chrétiens, musulmans. C’était une époque où l’antisémitisme était résiduel, où je militais contre toutes les formes de racisme. Où la solidarité existait entre les minorités.

Je ne peux m’empêcher d’être nostalgique de cette époque.

Quel est notre horizon dans le monde qui vient ? Sur quel espoir s’adosser pour recouvrer la confiance ?

Je ne suis pas d’un naturel optimiste. Pourtant, je crois que la justice, la vérité et la paix, après souvent bien des convulsions, bien des sacrifices finissent toujours par l’emporter. Les raisons d’espérer sont peu nombreuses, mais essentielles, et, dans cette salle, j’en vois au moins trois :

A travers les représentants de la République ici présents, des institutions et des lois qui nous protègent. En cela, toute comparaison avec Vichy ou avec d’autres périodes tragiques de l’histoire des Juifs serait absurde.

L’union œcuménique qui rassemble, autour de cette table, les Représentants des cultes juif, musulman, catholique et protestant.

Et, la présence parmi nous de Boualem Sansal.

Boualem Sansal n’est pas seulement un grand écrivain, c’est, pour utiliser un mot issu de la langue maternelle de mon père, un « mensch ». Et qu’est-ce qu’un « mensch », sinon quelqu’un qui a fait de la dignité une règle de vie. Cette dignité qui, nécessairement, ontologiquement, va de pair avec un courage inébranlable, le sens de la justice, de la générosité, de l’ouverture aux autres. Boualem Sansal est la preuve que, dans les périodes troublées que nous traversons, nous ne sommes pas seuls.

Face aux défis que j’ai énoncés plus haut, il n’y a pas d’alternative. Nous devons faire front, ne pas céder notre place, ne jamais renoncer. Nous ne devons pas nous enfermer dans une peur obsidionale ou le repli sur soi. Nous ne devons pas céder à la haine et à l’intolérance. Nous ne sortirons de ces épreuves sans précédent que par le haut, c’est-à-dire en restant nous-mêmes, en nous appuyant sur ce qui nous fonde et ce en quoi nous croyons : l’universalisme, le dialogue et l’entente, la démocratie, les droits de l’homme, une certaine vision, clairvoyante, sans concession ni compromission, y compris à l’égard de nous-mêmes, de la justice et de l’humanité. »

© Michaël Prazan

Écrivain et Réalisateur français, Michaël Prazan a publié en 2022 Souvenirs du rivage des morts, roman, Rivages, 2021, Prix du meilleur roman de la sélection Fictions du festival « Aux livres citoyens! »

Il est l’auteur de nombreux documentaires, dont TJ cite les 3 derniers:

  • L’Armée rouge, série documentaire en deux épisodes (2X60 min, Zadig productions)
  • Hitler-Staline, le choc des tyrans (2021, 104 min, Siècle Production – France Télévision – France 3)
  • Racisé.e.s ; une histoire franco-américaine (60 mn, Studiofact productions – LCP)

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