Les déconstructionistes ont fait de la réalité une fabrication littéraire.
Une nouvelle collection d‘opuscules publiés par les Editions Intervalles a pour ambition de nous aider à mieux comprendre les enjeux des guerres culturelles de notre époque. Le volume du professeur émérite de sociologie à l’Université Paris X – Nanterre met à nu les soubassements intellectuels de concepts aussi divers que pernicieux comme le décolonialisme, le genrisme ou l’antispécisme.
Autant de doctrines fomentées par un nouvel obscurantisme que les Lumières s’étaient pourtant jurées d’abattre. Ici comme ailleurs, la Révolution dévore ses propres enfants, et les lobotomisés des réseaux sociaux répandent leurs primitives vulgates au grand secours des Universités qui consacrent ces idéologies partisanes par une coupable onction scientifique. Comment l’esprit des Lumières a pu à ce point nous éblouir, nous autres post-modernes, dans la mesure où son éclat portait les promesses d’un homme amélioré par la Science, élevé par la Raison, et dressé par la bonne Éducation. Pourquoi Diderot, Rousseau et Voltaire ont-ils enfanté malgré eux des antimodernes intelligents et cultivés parce qu’ils étaient contre eux, et deux siècles plus tard des auteurs intellectuellement contraints par l’indigence poétique d’un XXe siècle étouffant ? C’est ce à quoi tente de répondre l’auteur.
Les canons de la déconstruction
Le professeur prend soin de commencer son analyse par le décorticage de la méthodologie suivie par ces courants sociologisants, avant de plonger son regard dans le contenu de ces idées prétendument nouvelles. « La réalité est ainsi devenue, pour la déconstruction, une fabrication littéraire », écrit-il, résumant ainsi la première partie de sa plaquette.
Il nous explique que les idées et les matrices qui organisent nos sociétés sont perçues comme des briques artificielles fondant l’édifice social. Selon les bons récitateurs de Bourdieu, tout étant social et donc politique, tout est une construction sociale, et tout peut se combattre par la politique. La différence notable avec leurs prédécesseurs marxistes réside dans le fait que ces théories dites « constructives » – attention à ce terme en trompe- l’œil, le constructivisme est précisément le courant qui vise à déconstruire ces objets d’études – n’admettent pas leur caractère politique. Nichée derrière la forteresse inexpugnable que constitue une chaire universitaire, ces fébriles apparences de scientificité les soustraient à l’arène politique.
Rien n’est plus faux, et Monsieur Trigano a le mérite de le souligner.
Puisque tout n’est que fabrication littéraire, à ces analystes désenchantés, toute page insatisfaisante peut être déchirée puis autrement réécrite. L’histoire et le présent ne deviennent qu’un palimpseste sans signification propre. Ainsi le genrisme qui sévit actuellement s’explique par le fait que le genre est un construit social – ce que, au fond, l’on peut admettre. Il ne manque plus qu’une étape pour nier les données que fournit que la nature, comme l’appartenance sexuelle ou ethnique. C’est ainsi qu’après avoir contesté l’existence des genres, les théories qui s’en sont fait un domaine d’études propres ont pu conclure que le sexe non plus n’existe pas, et qu’un homme peut menstruer, qu’un Anglais peut devenir coréen par la chirurgie esthétique, ou encore qu’un humain peut se considérer comme un cerf ou un lézard.
Un univers idéologique bouleversé par une représentation intersectionnelle de la réalité
Puisque tout est déconstructible, alors les statues sont déboulonnables, les faits historiques remaniables, et les identités malléables. Ce n’est plus « l’homme est la mesure de toute chose » de Protagoras, c’est le « Je suis la mesure de toute chose » de l’homo consumericus au cerveau déconstruit. Selon l’auteur, la complémentarité entre les écoles néo-marxistes ou postmodernistes et la mondialisation aurait affaibli le principe même des frontières, cercle au sein duquel les cultures pouvaient éclore, pour se substituer à un grand communautarisme global où les minorités légitimes s’allient par-delà les Nations.
Allant plus loin, Monsieur Trigano évoque une « extinction de l’espace et du temps », nous plongeant ainsi dans un monde atopique et achronique, où tout se créé, se perd et se transforme. C’est ici l’une des conséquences du désenchantement du monde dont parlait Weber, et de l’ère du vide que déplorait Lipovestsky. Mais rappelons, en invoquant l’histoire des idées, que Tocqueville avait déjà prédit cela en 1835 dans la conclusion de la Démocratie en Amérique : « La variété disparaît du sein de l’espèce humaine, les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les coins du monde ». Une magistrale prophétie que confirme le spectacle de ces petits contestataires wokiens qui croient s’agrandir par leur singularité, alors qu’ils se ressemblent tous. Ce qu’il faut également souligner, c’est que rien ne semble avoir changé depuis la Guerre Froide, en ce que les Etats-Unis nous exportent encore, par le truchement des luttes minoritaires, leur soft powersous-culturel.
Au final, la guerre contre le monde occidental
L’universitaire souligne cependant que, parallèlement à ce mouvement d’affirmation des ipséités identitaires propres à chaque minorité, s’esquisse en toute impunité un vaste élan d’essentialisation de l’homme blanc. Tandis que chacun revendique les meurtrissures que lui a laissées la cruauté de l’histoire, l’homme blanc n’est qu’un descendant d’esclavagistes. L’homme blanc serait ontologiquement oppressif : pour les femmes, pour les LGBTQI2SAA, pour les « racisés », et autres figures désormais érigées en Martyres et en Saints.
Le wokisme invente sa nouvelle religion, fondée sur trois volets selon l’auteur. Cette religion professe premièrement la post-humanité, en portant les couleurs du transhumanisme, de l’antispécisme et du genrisme. Il s’agit ici d’attaquer la racine de ce qui fonde l’identité humaine, à savoir son caractère naturel, sa place dans la chaîne alimentaire et le règne animal, et la dualité des sexes. Deuxièmement, indique l’auteur, ses apôtres défendent la post-nationalité, avec le décolonialisme, et le devoir de repentance infligé aux Blancs. Troisièmement, ils prêchent pour la post-démocratie, en soutenant le multiculturalisme et la juridicisation du politique – nous aurions plutôt tendance à dire la politisation du juridique, mais c’est un autre débat.
C’est ainsi que l’État de droit doit être ringardisé et la Justice court-circuitée, au profit d’un nouvel ordre moral plus conforme aux exigences de cette nouvelle tyrannie qu’un Nietzsche craignait déjà brillamment. L’Occident est manifestement la cible première, c’est lui qui doit consentir aux plus absurdes génuflexions face à des minorités qu’il a flétries jadis, et lui qui doit reconnaître qu’il jouit de privilèges fondés sur la race et la culture. Qui, un beau jour, aura la voix qui porte assez pour clamer qu’une des rares civilisations à avoir complètement aboli l’esclavage, c’est l’Occident ? Quand donc, au sein des rangs hurleurs de ces guévaristes fluorescents, leur rappellera que l’Arabie Saoudite n’a aboli l’esclavage qu’en 1962, Oman en 1970, et la Mauritanie en 1980, et plus généralement l’immensité de l’esclavage pratiqué dans le monde musulman bien avant les Européens, depuis le VIIe siècle ?
En somme, si l’auteur parvient à retracer la chaîne de causalité entre les utopies apparues au XVIe siècle, les totalitarismes de la première moitié du XXe siècle, les théoriciens déconstructeurs de sa seconde moitié (Foucault, Derrida, Deleuze et tout ce courant malheureux qualifié de French theory) et le wokisme intersectionnel d’aujourd’hui, l’on peut demeurer étonné que l’auteur s’étonne. Il y a dans cet ouvrage un soupçon d’universalisme déçu. Comme un républicain attristé de voir que les Droits de l’Homme sont à l’origine de la décadence du droit et de la fin de l’Homme. C’était pourtant inévitable, et, à remonter plus loin, l’on s’aperçoit que la philosophie nominaliste d’un Guillaume d’Occam énonçait déjà au XIVe siècle qu’il n’y a de réel que d’individuel, ce qui est aux fondements de la modernité philosophique, et qui préfigure l’individualisme.
Les Lumières et la Révolution, malgré leur apparence de rupture, ne sont que l’individualisme moderne niché derrière la boursouflure d’idées généreuses que l’on a cru bon d’inscrire dans le droit. Aussi, que l’utopisme a précédé l’obsession de l’Homme Nouveau des totalitarismes, c’est également une évidence, et il n’y a qu’un pas entre l’imagination littéraire d’un homme libre et bon, et le désir politique de le faire émerger. Aujourd’hui c’est le wokisme qui veut régénérer l’humanité; il y a cent ans, c’était le fascisme.
© Etienne Moreau
Shmuel Trigano, Petit manuel de postmodernisme illustré. Préface de Jean Szlamowicz. Intervalles. 2022
Shmuel Trigano est Professeur émérite des Universités
Le site internet de Shmuel Trigano: http://www.shmuel-trigano.fr
Fondateur de l’Université Populaire du Judaïsme
http://www.unipopu.org ; universitedujudaisme.akadem.org
Fondateur de la Revue européenne d’études juives, Pardès
http://www.inpress.fr/pardes-2/ ; http://www.cairn.info/revue-pardes.htm
Cela est peut-être en lien avec le texte.
Orwell en créant le terme « novlangue » ( en anglais Newspeak) a beaucoup fait pour contrer les manipulations du langage. J’ apprends par wikipedia que certains voudraient bannir ce mot « novlangue » pour le remplacer par « néoparler ou néoparle « .
Cela ferait perdre toute sa force au mot inventé par Orwell. C’est un cas de mise en œuvre de la novlangue.
L’ extrait de wikipedia :
»
La (ou le) novlangue (en anglais Newspeak), ou néoparler ou néoparle dans des traductions récentes, est la langue officielle d’Océania, inventée par George Orwell pour son roman d’anticipation 1984 (publié en 1949).