Quelques notes de lecture prises dans le train entre Lisboa et Évora puis entre Évora et Lisboa à partir d’un entretien Primo Levi, Anna Bravo et Federico Cereja, entretien intitulé « Le devoir de mémoire ».
Primo Levi est arrêté et déporté en tant que juif et partisan. A partir de cette donnée, son analyse (qui rejoint l’analyse de ceux qui se trouvent dans son cas) est la suivante : c’est le fait d’avoir été arrêté en tant que juif qui constitue le comble de l’injustice, de la sottise et de l’irrationalité ; s’attaquer à un adversaire politique reste rationnel, blâmable mais rationnel.
Les Juifs croyants, eux, ne ressentent pas cette injustice car ils considèrent que leur situation est le fait d’un châtiment divin incompréhensible mais qui doit être accepté. Pour le Juif laïc qu’est Primo Levi, rien ne peut justifier ou expliquer cette injustice.
Son rapport négatif avec les Juifs de l’Est qui repoussent les Sépharades, en l’occurrence les Juifs italiens parce qu’ils ne parlent pas le yiddish et qu’ils les considèrent de ce fait comme des étrangers. Nombre de Juifs polonais d’humble origine sont irrités par la présence des autres Juifs car ils ne parlent pas le yiddish. A leurs yeux, un Juif (jid) qui ne parle pas le yiddish (jiddisch) n’est pas vraiment juif – un jid. Leur appréciation est renforcée par le fait que le mot jiddisch contient le mot jid. Dans leur tête, c’est comme : « Un Français qui ne parle pas français n’est pas un Français ». « Redest keyn jiddisch, bist nit keyn jid », disent-ils. Il y a quelques exceptions parmi ces Juifs de l’Est, des individus qui ont un certain discernement, mais pour le reste…
Les Juifs italiens sont parmi les derniers des derniers et d’abord à cause de la langue qui les isole terriblement. Leur situation est pire que celle des Juifs grecs qui, eux, se sont frottés à l’antisémitisme, notamment à Salonique. Les Juifs italiens ont été traités à égalité avec les autres Italiens et de ce fait ils se retrouvent sans la moindre préparation, sans la moindre défense face à l’antisémitisme.
Le peu d’intérêt voire l’hostilité de Primo Levi pour les écrits de Bruno Bettelheim dont il dit que l’expérience est fortement dénaturée par un psychologisme excessif, par exemple la régression à l’enfance au Lager suivant une politique délibérée. Primo Levi déclare pour sa part que le Lager loin de l’avoir fait régresser l’a fait mûrir, lui et les autres rescapés. Il va jusqu’à dire que le Lager a été pour lui une sorte d’université, une expression qu’il emprunte à Lidia Beccaria Rolfi, déportée à Ravensbrück et auteure avec Anna Maria Bruzzone de « Le donne di Ravensbrück ».
Primo Levi juge que « Survivre » de Bruno Bettelheim est un mauvais livre, « une série de conférences maladroitement ficelées ensemble ». De fait, Bruno Bettelheim irrite Primo Levi avec sa manière péremptoire de vouloir tout expliquer et sa tendance à étendre son expérience du Lager à celle de tous les autres déportés. Or, son expérience a été spécifique – il était dans un Lager de politiques et l’allemand était sa langue maternelle, ce qui n’est pas rien. Par ailleurs, Bruno Bettelheim fait très peu mention de rencontres personnelles et de cas personnels hormis le sien. « Il semble qu’il se transforme lui-même en paradigme : ce qui est arrivé à moi et autour de moi, voilà ce qui est arrivé à tous ». On comprend que la modestie et la sensibilité de Primo Levi ne peuvent s’accommoder de ce bavard péremptoire. Et je dois dire que Bruno Bettelheim m’a très vite irrité sans que je parvienne à analyser d’une manière substantielle les raisons de cette irritation. Lire Primo Levi m’aura notamment permis de désigner et circonscrire ces raisons avec précision.
Et Primo Levi nous invite à lire Hermann Langbein, un Juste parmi les Nations, en particulier « Hommes et femmes à Auschwitz », un livre qui a la particularité de s’intéresser également aux SS parmi lesquels il n’y avait pas que des monstres. Hermann Langbein : « La plupart s’en tenaient à la discipline avec une indifférence lasse. Cela ne les enchantait pas de tuer des gens, mais ils l’acceptaient, ils étaient le pur produit d’une école ». Primo Levi déclare avoir rarement lu un livre qui précise à ce point l’importance du système scolaire national-socialiste dans la formation de cette classe nazie subalterne employée dans le Lager. Hermann Langbein a pu observer les rouages de cette énorme machine en tant que secrétaire du médecin-chef d’Auschwitz (le Dr. Eduard Wirths) mais aussi en tant que membre de la résistance intérieure de ce camp.
Dans le Lager de Primo Levi, soit Monowitz-Buna ou Auschwitz III, le déporté dépend simultanément de l’industrie allemande (IG Farben) et des SS. Les intérêts de ces deux entités sont opposés. Les SS veulent exterminer le plus grand nombre de déportés et aussi vite que possible tandis que l’industrie allemande a besoin de main-d’œuvre, une main d’œuvre qu’elle veut conserver car envoyer à la chambre à gaz un employé qui s’est formé à une tâche particulière exigeant une certaine qualification ne peut que porter préjudice au rendement.
Ainsi que le fait remarquer Primo Levi, si les industriels allemands ont commencé par financer le nazisme, ils se sont mis à craindre l’autonomie des SS dont les procédés contrariaient volontiers leurs intérêts. Primo Levi estime qu’il doit sa survie à sa qualité de chimiste et à cette divergence entre l’industrie allemande et les SS au sein du monde concentrationnaire.
Primo Levi repousse l’explication marxiste de la lutte des classes appliquée au nazisme. Il a observé les actualités cinématographiques de l’époque et il estime que le comportement du peuple allemand et celui de Hitler étaient trop particuliers pour s’insérer dans le cadre explicatif marxiste.
La résistance dans le Lager c’était aussi la liquidation des kapos trop violents, un fait qui m’a également été rapporté par un survivant juif de Jawischowitz, annexe d’Auschwitz. Primo Levi cite le cas d’un kapo juif qui frappait pour frapper et avec une violence particulière. Un Juif communiste lui assura sans lui donner de détail que ce kapo allait disparaître sans tarder ; et, en effet, quelques jours plus tard il avait disparu… La résistance au sein du camp s’était chargée de l’éliminer, certains de ses membres ayant accès aux registres du camp. Il suffisait alors d’ôter un matricule destiné à la chambre à gaz et de le remplacer par celui dont la résistance voulait se débarrasser. Joseph Rovan, déporté à Dachau (il est arrêté en tant que Résistant et les nazis n’auront jamais connaissance de son identité juive), rend compte dans le détail de ce procédé.
© Olivier Ypsilantis
Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.
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