Fils de Crémieux. Par Albert Bensoussan

Adolphe Crémieux

Mon grand-père maternel, Messaoud Benayounfut fait français en 1870 et aussitôt en partance pour la guerre, alors que du côté paternel, Yehouda Bensoussan était un Marocain établi en Algérie, ce pourquoi si ma mère est née (en 1895, à Nedroma) française, mon père (né en 1890 à Nemours) fut naturalisé français à 18 ans par droit du sol et aussitôt appelé sous les drapeaux, trois ans durant, embrayant tout aussitôt sur la guerre de Quatorze d’où il sortit mutilé, tandis que son jeune frère repose au cimetière militaire de Beauvais.

C’est pourquoi je me revendique comme fils de Crémieux.

Et cet homme, Isaac Jacob Adolphe Crémieux, ce député, ce Juif originaire du comtat Venaissin qui fut si accueillant aux Juifs qu’on  les appelait alors « Juifs du Pape », je le bénis et célèbre sa mémoire dans tous mes gestes d’aujourd’hui et dans mes écrits.

Il me plaît à penser qu’il fut génétiquement responsable du plus grand écrivain français du XXe siècle, Marcel Proust, dont la mère, Jeanne Weil ─à qui il implore le baiser du soir qui seul lui permettra de dormir, aux premières pages d’À la recherche du temps perdu ─ était la petite-nièce d’Adolphe, ce qui fait de lui son arrière-grand-oncle maternel.

Mais il est d’autres états de service de Crémieux, comme d’avoir présidé, de 1863 à sa mort en 1880, l’Alliance Israélite Universelle (fondée en 1860), cette fameuse AIU qui, œuvrant à l’émancipation des dhimmis, fit de tant de Juifs d’Orient et du Maghreb des francophones pour la plus grande gloire de la France ─près de nous, Edmond Jabès, Jacques Hassoun, Lucien Élia, Naïm Kattan, Chlomo Elbaz et tant de Juifs du Maroc où débuta et se multiplia plus qu’ailleurs l’AIU…

Crémieux à Alger ou comment, treize jours durant, j’ai cessé d’être français

J’ai à cœur d’évoquer ici, en tant que fils de Crémieux, l’humiliation de mon père, mutilé de guerre en 14-18, légion d’honneur avec palme, croix de guerre et médaille militaire, soumis à l’exclusion des Juifs sous le régime pétainiste, puis rétabli dans sa nationalité française au bout de 13 jours.

J’ai conservé les deux convocations policières : dans l’une, il lui est demandé de venir « décliner sa qualité de Juif indigène d’Algérie » qu’il signa d’une écriture fiévreuse, maladroite, comme bâclée ; et l’autre, deux semaines plus tard où on lui signifie qu’en tant qu’ancien combattant et eu égard à ses états de service, il est rétabli, ainsi que toute sa famille, dans la nationalité française, et là on voit bien la signature ferme et belle qu’il a toujours eue. 

De ce fait, ma présence à l’école comme seul Juif de la classe fut pour cela stigmatisée, avec un souvenir assez vif malgré mon si jeune âge de ce qui suivit : c’est là que pour la première fois je fus traité de « sale Juif ». 

Et il faut souligner, pour ne jamais l’oublier, cet antisémitisme spécifique à l’Algérie coloniale, si bien évoqué par Jules Roy dans Le Maître de la Mitidja, (l’un des volumes de la saga Les chevaux du soleil) qui rapporte en particulier l’arrivée triomphale de Drumont (auteur du pamphlet La France juive) à Alger et le pogrom ─ la « youpinade » ─qui s’ensuivit, à l’instigation de Max Régis qui dirigea le journal L’antijuif algérien, qui réclamait l’abrogation du décret Crémieux, antisémite furibond des rues d’Alger où défilaient ces troupes haineuses. 

Ma mère qui y avait assisté dans les années trente se moquait de cet Italien (il se prénommait, en fait, Massimiliano) et de ses affidés qui clamaient dans les rues, accent restitué : « La Frantche aux Frantchais » ![1] Et il faut aussi rappeler, dans ce tombereau d’injures de l’antisémitisme d’Algérie, les propos insultants de l’Écho d’Alger, héritier de cette presse qui s’était tant opposée au décret Crémieux, et qui, dans ce droit fil, discréditait le gouvernement de Mendès France, alors même que ce dernier déclarait « L’Algérie, c’est la France, et non un pays étranger« , en ne parlant de lui que comme « Mendès » en lui retirant la deuxième partie de son patronyme, voire « le juif Mendès », retombées évidentes de cette opposition au décret Crémieux qui, même en pleine guerre d’Algérie, n’hésitait pas ─ avant de l’encenser par la suite ─à discréditer Jacques Soustelle en prétendant qu’il s’appelait en réalité « Bensoussan ».

Nous avons là, en somme, l’illustration de ce qu’a pu représenter pour les Juifs d’Algérie leur intégration problématique à la nation française par la grâce d’Adolphe Crémieux. 

Cela nous semble bien loin, et pourtant que de fois a-t-on mis en doute l’authenticité française des Juifs, et comment s’étonner d’entendre encore aujourd’hui, dans la stupéfiante et odieuse recrudescence de l’antisémitisme : « La France n’est pas à toi, Juif », ce qui me rappelle tel slogan peinturluré sur les murs d’Alger : « Les Juifs en Palestine » ! 

Et bien ils y sont pour beaucoup et cette terre qu’on leur enjoignait de rallier s’appelle aujourd’hui Israël.

© Albert Bensoussan  


[1] Cf. Geneviève Dermenjian, Antijudaïsme et antisémitisme dans l’Algérie coloniale, Presses Universitaires de Provence, 2018.

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