Laurent Theis. Pierre Nora, l’homme d’à côté

Maître éditeur. Entré chez Gallimard en 1965, l’historien et académicien Pierre Nora publie le récit savoureux de ces années de bouillonnement intellectuel.

Invité des Rendez-vous d’histoire de Blois, Pierre Nora publie « Une étrange obstination » comment il devint un éditeur phare des sciences humaines.

Maitre éditeur. Entré chez Gallimard en 1965, l’historien et académicien Pierre Nora publie le récit savoureux de ces années de bouillonnement intellectuel.
« Je suis l’un des derniers témoins d’une des époques intellectuelles françaises les plus effervescentes », écrivait Pierre Nora en conclusion de Jeunesse, premier volume de ses Mémoires. Le deuxième prouve qu’il en fut l’un des principaux acteurs. On l’avait laissé en 1965, au moment de franchir le porche de la maison Gallimard, qu’il s’agissait d’ouvrir à la non-fiction, et d’abord aux sciences humaines. Gallimard, c’est alors tout un monde fait de codes, de passions feutrées, d’histoires de famille, et d’un puissant complexe de supériorité collectif qu’il importe de légitimer par l’excellence de la production ; là est le moteur d’un succès intellectuel et matériel jamais démenti depuis trois générations dont Pierre Nora a connu les représentants successifs à la tête de l’entreprise, et dont il dessine les portraits singuliers. Faire entrer un historien dans un univers voué à la littérature, c’était prendre le risque d’introduire le temps dans l’éternité, de mettre l’accent sur ce qui change dans ce qui ne change pas. Il y fallut autant de doigté que de détermination, qualités dont l’intéressé, aux curiosités multiples et à l’inlassable opiniâtreté, manque le moins.

Et d’abord dans la pratique du métier lui-même, où le temps est un facteur à saisir par le bras. Mieux qu’aucun autre, Pierre Nora, à force de travail et par son intuition, a senti, voire pressenti, ce que le bouillonnement des idées à la fin des années 1960 devait entraîner dans le domaine de l’histoire, elle-même fécondée par le développement de sciences sœurs – anthropologie, linguistique, biologie aussi. Dès lors, il fallait aller vite. Ce furent la parution dès 1966 dans ses collections des Mots et les Choses, qui nous vaut un portrait saisissant et contrasté de Michel Foucault dans ses œuvres, et des Problèmes de linguistique générale, d’Émile Benveniste, du capital Homo hierarchicus, de Louis Dumont en 1967, suivi de Mythe et Épopée, de Georges Dumézil et de La Logique du vivant, de François Jacob. En moins de cinq ans, les cadors des sciences humaines convergeaient chez Gallimard. Seul, ou presque, Claude Lévi-Strauss manquait à l’appel.

Décennies prodigieuses. Alors pouvait commencer « l’heure historienne », qui devait durer vingt ans. Pierre Nora en fut le maître horloger. L’éditeur donnait sa pleine mesure en suscitant lui-même les projets, en mobilisant et en accompagnant les auteurs, et en installant la « nouvelle histoire », principalement celle des mentalités, dans les librairies, les journaux, l’enseignement, les médias, partout. Les noms de Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Mona Ozouf, Alphonse Dupront et tant d’autres sont associés à ces décennies prodigieuses, dont Pierre Nora démonte ici les ressorts qu’il avait naguère bandés : s’ensuit une belle leçon de fabrique des livres, compliquée du fait que son ouvrier doit agir sur deux fronts, au-dehors pour recruter des auteurs, mais aussi et surtout au-dedans, pour convaincre le patron du bien-fondé de ses choix.

Sa force fut de s’appuyer à égalité sur deux pieds, l’un éditorial, l’autre universitaire avec son élection aux Hautes Études en 1977, en équilibre parfois instable, celui qui pousse à aller de l’avant. Ce furent les grands chantiers, avec Faire de l’histoire,Essais d’ego-histoire et surtout les pharaoniques Lieux de mémoire, travaux d’Hercule dont sont révélées ici la genèse, les conditions de réalisation et les destinées inattendues. S’y ajoutèrent en 1980 la création et la direction de la revue Le Débat, qui quarante ans durant porta haut l’idéal de démocratie intellectuelle auquel les Français ne sont guère enclins. Un frisson nouveau se répandit dans le monde des historiens et de leurs lecteurs. Son principal promoteur acquit dès lors un prestige national qui s’employa dans les meilleures causes, celles du Patrimoine ou de la BNF. Celui qui s’est défini comme « l’homme d’à côté » était devenu une figure centrale de l’esprit public.

À cette trajectoire exceptionnelle, Pierre Nora prend garde d’associer ceux qui y contribuèrent auprès de lui, comme le cher Marcel Gauchet, l’indispensable et attachant compagnon d’épopée. Tous ceux, nombreux, qui furent témoins ou parties prenantes de cette libre navigation retrouveront dans ce livre attendu des moments enthousiasmants de leur jeunesse, dans un puissant effet de génération. Les autres apprendront ce qu’il en fut d’une entreprise créatrice qui soutient l’épreuve du temps. Oui, la mémoire de Pierre Nora est un beau navire et son histoire est aussi la nôtre.

« Une étrange obstination », de Pierre Nora (Gallimard, 344 p., 21 €).
Rendez-vous. « Des vies d’histoire et d’édition », avec Pierre Nora, Mona Ozouf et Michel Winock, samedi 8 octobre, 14 h, à la Maison de la magie.

© Laurent Theis

Une étrange obstination - broché - Pierre Nora - Achat Livre ou ebook | fnac

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