Youssef Mouawad. Corps de femmes, frontières virtuelles de l’impudeur

They shoot horses, don’t they ? » / (« On achève bien les chevaux »)

L’avenir de l’homme est la femme, disait Aragon dans « Le Fou d’Elsa ». Et c’est d’autant plus vrai que les contours du corps féminin dessinent les frontières entre le pur et l’impur, entre le soumis et l’irrévérencieux.
Quand une libertaire comme Mahsa Amini prend d’assaut la forteresse du conformisme iranien, elle sait pertinemment que son indécence pave la voie du martyre et de la sainteté. Mais Dieu que son combat et son sacrifice vont se révéler vains !

Si le mohafez de Beyrouth Marwan Abboud a tenu des propos misogynes et machistes, c’est qu’il a probablement Marguerite Yourcenar pour auteur de chevet. Quand il nous déclare que « certaines femmes se plaignent de harcèlement, alors qu’elles portent parfois des jupes de dix centimètres, et s’étonnent des conséquences », il est en train de plagier l’illustre académicienne qui, il y a plus de quarante ans, nous confiait : « une fille parée, cosmétiquée, et à demi nue, qui fait du stop, est bien naïve si elle ne s’attend pas au pire … Une pareille absence de prudence frise la sottise, ou comporte une bonne part de provocation …  » (1).

Je n’irai pas prétendre que le cheikh qui s’en est pris aux filles qui bronzent sur les plages de Jounieh et de Maameltein a les mêmes intérêts littéraires que le « préfet » Abboud (2). Il n’en reste pas moins que le corps de la femme suscite de plus en plus de contentieux au niveau mondial, tout particulièrement depuis que Khomeini s’est lancé dans une reconquête du pouvoir et des esprits. Si le burkini empoisonne la vie politique d’une France censément laïque, et si le voile entraîne des manifestations sanglantes en Iran, le Liban n’est pas en reste puisque le code vestimentaire des femmes y trace une ligne de démarcation entre les « pudiques » d’une part et les « indécents » de l’autre, entre le pur et l’impur.

Et ce n’est pas tout, car en ce moment précis, où la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire plane sur l’Ukraine, la question du voile, c’est-à-dire celle du corps féminin, s’invite aux discussions entre responsables internationaux. En témoigne la dépêche suivante : « En marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, Emmanuel Macron s’est entretenu, le mardi 20 septembre, avec le président iranien Ibrahim Raissi ». À l’ordre du jour, deux dossiers : le nucléaire et les droits de la femme. C’était au lendemain du décès de Mahsa Amini, morte le 16 septembre dernier, trois jours après avoir été arrêtée en Iran par la police des mœurs, pour « port de vêtements inappropriés ». Mais ce fut en vain qu’Emmanuel Macron avait soulevé ledit problème. La répression qui allait s’abattre sur les manifestants allait faire plus de soixante-seize victimes et les forces de l’ordre viennent d’annoncer qu’elles ne feront preuve d’aucune indulgence vis-à-vis des contestataires. Pire, les autorités iraniennes envisagent le recours à la vidéosurveillance et à la reconnaissance faciale pour traquer les femmes impudiques. Si le président français comptait amadouer le président iranien, il n’y est pas arrivé, pas plus qu’il n’est arrivé à faire entendre raison à Wladimir Poutine.

Au pays de la laïcité républicaine

Le voile identitaire est plus fort que la modernité occidentale. Dans la partie de bras de fer qui se livre, il l’emportera en ayant recours, non à la blitzkrieg, mais à la tactique du grignotage. C’est-à-dire à l’usure !

Sous le mandat de Jacques Chirac, on avait cru trouver une parade à cette question litigieuse en faisant passer la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école ; cette législation, qui s’inscrit dans la droite ligne d’une doctrine laïque, ne conteste pas la liberté religieuse pourvu que sa manifestation, énonce l’article 10 des Droits de l’Homme et du Citoyen, « ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

A-t-on pour autant résolu le problème ? Non, déjà que les modalités d’application de ladite loi font encore débat. Et des débats, il y en aura, comme des prises de bec sur le petit écran et sur les réseaux sociaux. Tant que ça ne dégénère pas en émeutes et ratonnades, la paix civile sera préservée ! Un accommodement et des petits renoncements valent mieux que des querelles sans fin et qu’un conflit civil. La question du voile ne saurait être réglée en France que par l’admission d’une certaine dose de communautarisme, quitte à transgresser les principes républicains.

Mais depuis, le burkini a fait son apparition. Prendrait-on l’initiative d’un projet de loi pour réglementer son port dans les piscines et sur les plages ? Bref, l’Hexagone n’est pas sorti de l’auberge !

Que vous a donc fait le corps de la femme ?

Dans l’esprit de certains, le corps de la femme, objet du désir de l’homme, crée la dissension ! Il est donc impératif de « cacher le sein qu’on ne saurait voir ». Dans nos sociétés orientales, on n’incrimine pas les tendances libidineuses de l’homme mais la fourberie de la tentatrice et le scandale qu’elle suscite par sa perversité provocatrice.

Comment expliquer qu’on en soit arrivé à ce point en Orient ?

Peut-on admettre les thèses de Jean-Noël Ferrié, d’après lesquelles le musulman croyant doit, pour s’autodésigner et se positionner, garder « l’autre  » à distance ? En d’autres termes, il doit, pour se typifier, stigmatiser la non-musulmane, la copte en l’espèce. Une enquête avait été menée en Égypte auprès des étudiants du tafsir de l’Université d’al-Azhar. Le premier critère de distinction entre musulmans et chrétiens, qui était venu à l’esprit de ces futurs hommes de religion, n’était pas la capacité à distinguer le bien du mal, ni même la stricte unicité d’Allah versus le dogme trinitaire chrétien. C’était plutôt la pudeur et l’austérité des musulmans qui s’opposent à l’indécence de la femme non voilée et qui la condamnent. La question du voile devient emblématique car ce voile trace les contours visibles de « dar al-Islam », le corps de la femme étant l’enjeu d’un combat aux frontières de la vérité révélée. En somme, c’est l’immoralité supposée de la non-musulmane, a fortiori celle de l’Occidentale, qui trace les lignes de démarcation entre la croyante et l’irrévérencieuse, ne serait-ce qu’au niveau rhétorique. Or le discours sur l’identité des divers groupes est « performatif », ce qui veut dire qu’il crée la réalité qu’il énonce ! Ainsi donc, les différences identitaires ne correspondent nullement à la réalité ; elles ne sont forgées que par l’imaginaire des hommes. Et c’est là qu’intervient l’austérité sexuelle qui se révèle « un imaginaire efficace » ! (4)

Le jour où il renoncerait au voile, qui n’est pas d’après certains une stricte obligation coranique, l’Islam renoncerait à sa spécificité, à son assertivité et à ses frontières tangibles. Mais comment le ferait-il quand, dans ses rangs, la distinction communautaire l’emporte toujours sur la citoyenneté unificatrice (5) ?

(1) Marguerite Yourcenar, Les Yeux Ouverts, Entretiens avec Matthieu Galley, Éditions du Centurion, Le Livre de Poche, 1980, p. 2
(2) Un cheikh aurait déclaré: « si vous voulez voir vos filles sur les plages de Jounieh et de Maameltein, votez pour ceux-là etc. » Si c’est là un « fake news » ou un montage comme certains l’affirment, il n’empêche que de tels propos sont monnaie courante et assez représentatifs d’une attitude mentale fustigeant la dégradation morale dans certaines zones.
(3) Jean-Noël Ferrié, Qu’est-ce qu’un copte selon des musulmans ? Construction de la frontière et typification de soi, in Valeur et distance, Identités et sociétés en Egypte (dir. Christian Décobert), Maisonneuve et Larose, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Paris, 2000, p. 307-317
(4) Ibid. p. 314
(5) Ibid, p. 311

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