Entretien
Le sociologue Shmuel Trigano sonne l’alerte contre les dangers d’une « idéologie » faussement libertaire : le postmodernisme.
Sociologue et professeur émérite à l’université de Paris-X Nanterre, Shmuel Trigano est un homme inquiet. La source de son tourment : le postmodernisme, une idéologie qui vise l’émancipation ultime de l’homme, affranchi de tout lien, de toute entrave. A lire son nouvel essai Petit manuel de postmodernisme illustré (Ed. Intervalles), sous prétexte de nous libérer, le postmodernisme nous emprisonne. Entretien.
L’Express : Qu’est-ce que le postmodernisme ?
Shmuel Trigano : Le postmodernisme commença comme une école de pensée née en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans les beaux jours du marxisme. Les membres de ce courant philosophique (Foucault, Althusser, Derrida, Lyotard, etc.), qui ne se qualifiaient pas encore de postmodernes, se proposaient de mener une critique radicale de la modernité et des Lumières au sortir deshécatombes du XXe siècle. C’est la raison de la notion de postmodernisme : penser après la modernité qui s’est effondrée. Le terme de postmodernisme lui-même est américain, il désigne un style composite et baroque qui s’est développé en architecture aux Etats-Unis, mêlant le style utilitariste et des fioritures provenant de toutes sortes de styles. A l’instar, pourrait-on dire, du postmodernisme philosophique soucieux de déconstruire l’ordre moderne.
C’est aux Etats-Unis, sur les campus, que l’école française trouva l’écho qu’elle n’avait pas eu en France. Dans les départements de littérature comparée, son message fut repris et recomposé. Au point de devenir une idéologie qui partit à la conquête de tous les campus des universités du monde démocratique occidental. Cette extension accompagnait la mondialisation et le dérèglement sociétal et politique associé. Elle inspira le fond intellectuel des années 1960, puis se transforma jusqu’à devenir l’idéologie d’une époque imposant ses normes et ses doctrines au nom du libertarisme et de la liberté individuelle qu’elle dit représenter. Sous son caractère réputé révolutionnaire (c’est-à-dire anti-moderne), cette idéologie est aujourd’hui dominante dans le sens où elle impose ses lois à nos moeurs et institutions sans que nous nous en rendions compte : écriture inclusive, wokisme, #MeToo, décolonialisme, islamogauchisme…
Quel est le rapport exact entre postmodernisme et « déconstruction » ? Et entre postmodernisme et « wokisme », qui est un courant de pensée beaucoup plus récent ?
Ces idéologies sont en réalité des déclinaisons très primaires du postmodernisme. Elles visent à imposer une norme de comportement par la force et la réprobation publique. C’est le produit lointain de la doctrine de la déconstruction. En fait, le postmodernisme n’a rien inventé. C’est la sociologie qui nous a appris que les réalités humaines étaient l’oeuvre des hommes, sans pour autant renoncer à l’idée qu’il y a un réel quantifiable statistiquement, qui nous permet d’évaluer les constructions humaines. Les postmodernistes, eux, nous disent que tout est inventé au point que le réel devient un narratif relativiste et interchangeable.
Votre perspective est-elle uniquement scientifique, ou admettez-vous aussi une intention polémique ?
Je me recommande tout d’abord de la sociologie de la connaissance. J’ai voulu analyser ce phénomène comme une idéologie mêlant des représentations et des réalités sociopolitiques mais j’ai découvert, à cette occasion, la logique implacable de tous les éléments rassemblés. Elle trace un avenir très inquiétant, pas seulement politiquement mais aussi sur le plan humain. Nous sommes en présence d’une utopie de l’humain qui augure d’une désagrégation de la personne humaine. Par le haut et par le bas, pas uniquement avec l’utopie du genre mais également avec l’affaiblissement de la séparation entre humanité et animalité, puisque les postmodernistes veulent conférer des droits politiques et sociaux aux espècesanimales. A l’autre bout de la chaîne fleurissent les fantasmes sur le surhomme, l’homme bionique, l’homme augmenté.
Le post-humain est la nouvelle utopie de l' »homme nouveau », un projet qui hanta la modernité. Il faut pénétrer ces théories pour se rendre compte que, derrière l’apologie universelle de l’identité, il y a en fait une apologie du neutre qui augure d’un processus de massification et de trouble profond. Une civilisation qui perd le sens du réel est vouée à la décomposition.
Vous identifiez quatre « plateformes », quatre vecteurs, du postmodernisme : de quoi s’agit-il ?
J’ai cherché ce qui rendait possible un tel phénomène, quels milieux sociaux contribuaient à son installation.Ces milieux ne sont pas des classes mais des nouveaux lieux de pouvoir que je compare à des plateformes maritimes, extérieures à la société et permettant malgré tout l’accès à ses centres de pouvoir sans en assumer la responsabilité. Aujourd’hui, le pouvoir appartient à celui qui domine les flux de communications, de messages, de liens qui assurent la mondialisation. J’ai distingué quatre lieux: les médias, le pouvoir judiciaire, l’université, la financiarisation digitale des échanges économiques.
En quoi l’Union Européenne a-t-elle permis au postmodernisme de devenir une « doctrine de pouvoir » ?
Il n’y a pas de phénomène idéologique sans un cadre qui le rende possible. Le postmodernisme est l’idéologie la plus adéquate au nouveau régime politique qu’installe l’UE. Un trait l’explique manifestement : l’Europe naît de la déconstruction des Etats-nations modernes. C’est un nouvel ordre du pouvoir qui se met en place, un pouvoir lointain, abstrait, insaisissable. L’UE est objectivement un empire multiculturel. La seule différence avec les autres empires, c’est qu’il n’y a pas d’empereur qui fédérerait dans une aura sacro-sainte tous les peuples. L’écho faramineux des obsèques de la reine d’Angleterre en Europe témoigne de la défaillance de cet empire qui manque d’un principe fédérateur. N’a-t-il pas renoncé à se recommander de ses valeurs judéo-chrétiennes. De ce point de vue, il n’est pas indifférent que la Grande-Bretagne ait quitté l’UE… Les Etats-nations s’étaient créés sur les ruines des empires ; aujourd’hui, un Empire se crée sur les ruines des Etats-nations. Mais pas d’empereur…
Emmanuel Macron est-il un postmoderniste ? Par exemple quand il évoque la nécessité de « déconstruire notre propre histoire » ou quand il considère la colonisation en Algérie comme un « crime contrel’humanité ».
Ses prises de position en la matière ne sont surtout pas crédibles et bien souvent contradictoires. Ce sont des façons de parler, de se mettre au goût du jour, qui n’ont pas de traduction dans la réalité mais qui ont unimpact catastrophique. Le voyage en Algérie fut pathétique. On peut observer à cette occasion qu’on ne déconstruit (détruit) que l’histoire de la France, mais pas l’histoire de l’Algérie avant et après la colonisation,et même sous cette dernière. Elle n’est pas reluisante.
Votre diagnostic sur l’état de nos sociétés est très sombre. Ne négligez-vous pas leur ressort moral ? Depuis 2015, la France a par exemple résisté à une vague d’attentats terroristes, puis à l’épidémie de Covid-19.
Il existe bien sûr un ressort moral dans nos sociétés, et mes livres s’arcboutent sur lui. Il se manifestesourdement, à mon sens, par la droitisation progressive des sociétés démocratiques. L’homme moyen est terrifié par l’ordre social qu’il voit se mettre en place. Il est impérieux de faire comprendre que l’invocation de la démocratie par les forces obscures de l’utopie post-humaine, post-démocratique, est un leurre trompeur qui n’a rien à voir avec le régime démocratique. Pour bien comprendre ce qui se trame, il faut mettre en perspective l’histoire de l’Homme à travers l’histoire des Déclarations : en 1789, la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » ; en 1948, puis la « Déclaration universelle des droits de l’Homme ». Le citoyen a entretemps disparu. Or l’homme ne peut régir à lui seul l’ordre démocratique. Aujourd’hui, les droits de l’homme sont devenus une arme contre les droits des citoyens (regardez la galaxie woke). Le haro sur la nation annonce sa décomposition, alors que le collectif n’est pas le résultat de la somme des individus mais quelque chose de plus, une forme de transcendance, sociale, politique, étatique ou religieuse.
Petit manuel de postmodernisme illustré. Shmuel Trigano. Ed. Intervalles
La logique implacable de tous les éléments rassemblés. Elle trace un avenir très inquiétant, pas seulement politiquement mais aussi sur le plan humain. Nous sommes en présence d’une utopie de l’humain qui augure d’une désagrégation de la personne humaine.
Schmuel Trigano résume toute la situation dans cette phrase. Nous vivons sous le règne de l’utopie. Je n’aurais évidemment pas su le formuler aussi bien que lui mais j’ai également l’impression que nous courons à un désastre, qu’il n’y a pas de bonne issue possible. Je ne sais même pas s’il est possible de redresser la barre tant les vagues sont fortes qui nous poussent dans cette direction mortifère, tant les gens sont aveugles et passifs.
Slogan du candidat Macron en 2022 : « Le Moyen-Age, c’est maintenant ! ».