Emmanuel Tellier. La Comédie humaine. Balzac et ses « Illusions perdues » : un mode d’emploi pour comprendre notre temps

Les Illusions perdues de Xavier Giannoli

Honoré de Balzac a tout compris, tout écrit, tout décrit avant tout le monde. Le caractère éruptif des Français, chauvins, inconstants, et pourtant capables de panache. La fracture sociale et les lourdeurs de l’administration. La médiocrité du personnel politique, son manque d’intégrité. Sur tous les sujets – l’école, l’économie, la condition féminine, le travail –, Balzac le visionnaire nous a laissé bien plus qu’une œuvre en héritage : une manière de mode d’emploi toujours opérant !

Les Illusions perdues telles que mises en scène (et en partie resserrées, condensées) par le cinéaste Xavier Giannoli sont une splendeur absolue : un grand film de cinéma français qui a d’ailleurs été sept fois récompensé aux Césars le 25 février 2022. Mais ce coup de maître sur grand écran ne se contente pas d’être un choc esthétique : lorsque le film s’arrête, l’aventure continue ! Car ce jeu des ressemblances auquel s’amuse le cinéaste – en gros, chercher à lire dans les péripéties de l’apprenti journaliste Lucien de Rubempré des signes annonciateurs de ce qui agite toujours le très âpre et incestueux microcosme médiatique en 2021 ! – n’en finit plus de nous inspirer ; comme si Balzac le démiurge, pourtant sous terre depuis cent soixante et onze ans, rien que ça, continuait à nous narguer, un brin goguenard, dans ses habits de soie achetés à crédit : « Vous voulez jouer avec moi ? Vous voulez savoir de quoi sera fait demain, savoir où va la France ? Alors lisez ou relisez ma Comédie humaine ! »

Ce grand jeu des similitudes, des correspondances, c’est précisément celui dans lequel s’est plongé, sans bouteille d’oxygène, l’économiste et auteur Alexis Karlins-Marchay. Son ouvrage Notre monde selon Balzac très digeste pavé de 500 pages paru au printemps (chez Ellipses), est une étonnante collection d’extraits choisis et commentés. Un travail de titan, consacré à l’œuvre d’une vie ! La Comédie humaine, ce sont 90 récits rédigés en vingt-huit années d’un travail frénétique. Près de 2 500 personnages de chair, d’os et de larmes, dont 600 reviennent ici et là, traversant nouvelles et romans, un jour au pinacle, dix ans plus tard au caniveau. Balzac, c’est tout un monde de désastres et de triomphes ; un Netflix de la littérature à lui tout seul !

Vaste peinture de la société

Dans son avant-propos publié en 1842, le romancier, qui noircit des pages la nuit et boit huit litres de café par jour, dessine d’un trait précis la montagne qu’il s’apprête à gravir : ce sera une « vaste peinture de la société » ! Et tous les sujets y passent, l’argent, l’amour, la nation, le pouvoir, la misère, le progrès… Balzac ne s’arrête jamais, il écrit comme un ogre. C’est dire ce qu’il a fallu de passion, de détermination et de méthode à l’obsessionnel Alexis Karlins-Marchay pour mener à bien sa relecture des milliers de pages qui composent la Comédie humaine, tel l’enquêteur obsédé par la question qui le taraude : le romancier ventru a-t-il vraiment tout saisi avant nous ? Et, si oui, pourquoi le voyons-nous d’abord comme un barbant tricoteur d’histoires lentes et de récits à rallonge ?

« Le point de départ, c’est l’économie, mon sujet d’expertise, dit-il. Un jour, je lis un extrait du Médecin de campagne, véritable traité de microéconomie à l’échelle d’un village du Dauphiné, et je tombe de ma chaise : Balzac y parle économie avec brio, et vante le libre-échange, le commerce au-delà des frontières, la prise de risques, en un mot : le libéralisme. Je lis d’autres romans, dont César Birotteau, et c’est le coup de foudre : je découvre en Balzac un pur esprit de l’analyse économique. J’appelle mon éditeur et lui dis : j’ai une idée, on va faire un livre qui s’appellera “Balzac à Bercy”! »

Karlins-Marchay croit tenir son sujet, mais le voilà pris au piège, et, à mesure qu’il dévore du Balzac (merci le confinement), d’autres thématiques lui sautent au visage : il y aura donc Balzac et l’économie, mais aussi Balzac et la France ; et l’Europe ; et Paris ; et le triomphe de l’argent roi ; et le culte de l’apparence ; et le christianisme ; et l’instruction pour tous ; et la justice ; et l’intelligence des femmes ; et les dégâts du mariage ; et les limites de la démocratie élective…, n’en jetez plus, quinze pleins chapitres d’observations politiques, d’explorations sociales et de saillies littéraires toutes plus visionnaires les unes que les autres, mille extraits (!) que notre balzaciste assemble et commente, dressant des parallèles saisissants avec notre époque sous tension.

« C’est adulte qu’il faut relire Balzac »

« Comme beaucoup de gens, j’ai été un traumatisé du Père Goriot, lu sous contrainte au lycée » précise Karlins-Marchay. « Des descriptions interminables, peu d’intrigue, bref, l’ennui, le sacerdoce. Mais c’est adulte qu’il faut relire Balzac. Et encore plus aujourd’hui ! Quand, dans les Employés, en 1838, Balzac se moque de la France des rapports et explique que, dans l’administration, on raffole de ces fameux rapports qu’on écrit pour se couvrir et éviter de s’attaquer à la racine des problèmes, nous parle-t-il de la France de Louis-Philippe, ou de la nôtre ? » Et tout est à l’avenant : des Français, Balzac le sociologue dit qu’ils sont inconstants, colériques, trop peu respectueux des lois. De Paris, ville salle (#ParisSaccage, déjà ?), il dit que la spéculation immobilière finira par la vider de son sang populaire. Que l’isolement y fait des ravages. Que la ville rend les gens agressifs. Des Anglais, brillants et horripilants, qu’ils sont sans foi ni loi, maîtres en trahisons et coups de couteau dans le dos. À la presse et aux journalistes, il dit : gare à l’argent, qui pourrit tout ; halte au suivisme, aux arrangements sous table, aux rumeurs prises pour vérité (elles ont le pouvoir de tuer !), vous y perdrez votre âme… Des hommes politiques, il dit qu’ils ont perdu « le souffle de l’Histoire ». Des enseignants, qu’il faut les payer mieux, leur dire l’amour de la nation, et qu’au cœur des écoles, des collèges, il faudrait moins de matières « froides » et davantage de sens, de plaisir partagé, au jardin ou au piano, sans oublier l’ouverture aux sentiments, trop absents des salles de classe. Et il fustige les grandes écoles et les bêtes à concours qui les fréquentent, petits soldats bouffés par le conformisme, incapables de devenir des gouvernants de talent… Des femmes, enfin, et souvent, il écrit qu’elles sont supérieures aux hommes, plus honnêtes, mais aussi excellentes en affaires, en commerce. Il dit que le mariage les étouffe, les tue parfois, et qu’il y a urgence à les considérer en égales des hommes – voire en guides pour les hommes.

Balzac, que Baudelaire appelait « le plus grand homme du siècle » a-t-il conscience d’être en avance sur son temps ? Pour Alexis Karklins-Marchay, « il le sait, et même le clame : “J’ai un avantage sur l’Histoire, celui d’être libre.” Il veut être le Buffon de cette société française qui se fragmente lors de la monarchie de Juillet (1830-1848), et tout documenter comme le feraient l’anatomiste, le botaniste… Son ambition est d’écrire 130 à 140 recueils – il devra s’arrêter à 90. Dans sa tête, tout est ordonné, classé, chaque livre a déjà son titre. Et oui, il sait qu’un grand nombre de permanences vont rythmer ces récits. Balzac est un fou d’histoire de France : tous les rois de France sont cités au moins une fois dans la Comédie humaine, tous ! Alors, en héritier de ce savoir, de ce destin national, il sait que les schémas humains ne demandent qu’à se reproduire. Balzac tient pour certitude ce que nous avons peut-être trop tendance à oublier en 2021 : le passé a beaucoup de choses à nous apprendre sur l’avenir.« 

© Emmanuel Tellier

https://www.marianne.net/culture/litterature/balzac-lhomme-quil-faut-lire-pour-comprendre-lannee-2021

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5 Comments

  1. « Un grand film de cinéma français qui a d’ailleurs été 7 fois récompensé aux Césars »… J’ai arrêté de lire l’article à ce passage-là. Quand on sait ce que sont les Césars a fortiori depuis la scène Haenel, Darroussin et Foresti, on a plutôt envie de se boucher le nez.

  2. Un grand film français à partir d’un chef d’œuvre de la littérature française . Voyez le film sur Canal + ou lisez ou relisez le livre de Balzac : Illusions perdues , presque mille pages !

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