Hommage au grand-rabbin Alain Goldmann, un ami et un guide. Par Edith Ochs

C’était la soirée annuelle du yiddish à l’Hôtel de Ville de Paris. Roger Cukierman, qui effectuait son dernier mandat en tant que Président du Crif, accueillait les amis du Farband. Milo Adenauer, un survivant d’Auschwitz, était encore parmi nous. Il y avait au programme un documentaire sur les anciens de l’école élémentaire des Hospitalières St Gervais et Michèle Tauber devait chanter en yiddish. 

L’ambiance était chaleureuse. 

Quand le grand-rabbin Alain Goldmann arriva, il fut tout de suite entouré. J’ai attendu qu’il y ait une petite brèche pour m’avancer : « Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi…  » Il m’a interrompue : « Edith, mais bien sûr, je me souviens de toi ! Comment vas-tu, comment vont tes parents ?… Et ta sœur Sabine ? » C’est lui qui avait célébré le mariage de Sabine, à Périgueux, en 1964, alors qu’il était tout jeune rabbin. 

Soudain, devant lui, j’avais de nouveau 14 ans, et il était de nouveau le jeune rabbin Goldmann, le sourire accueillant, indulgent, amical. Son image m’avait accompagnée partout de Paris à New York, car il m’avait appris à aimer le judaïsme, l’hébreu, ma culture, mon héritage, notre histoire, et même les rabbins, en respectant mes doutes et ma logique cartésienne. Il m’apprit aussi à me méfier de la facilité. Dans mes grands moments de révolte, au milieu de mes rêves de libération soixante-huitards, entre rationalisme voltairien et voluptés du Peace & Love, le doute avait toujours eu sa place, mais je savais grâce à lui qu’il pouvait être légitime, et que rien n’était définitif. 

Car les rabbins ne sont pas tous pareils, et les hommes de foi n’ont pas toujours la bonté indulgente. Or s’il en existait un comme lui, il devait en exister d’autres. Penser à lui me redonnait confiance quand je doutais des religieux de tous poils, des confits en dévotion à la petite semaine et à la comprenette tordue, de ceux qui croyaient tout savoir et s’érigeaient en juges pour exclure vos enfants, si possible devant vos parents accablés.

Mon rabbin n’avait pas de sympathie pour les esprits excessifs. Les hommes en noir, raides comme la justice, les femmes intransigeantes à la langue comme un couperet, n’étaient pas non plus sa tasse de thé. Il ne croyait pas aux excès, ni dans l’éducation ni dans la pratique. Il me citait des exemples d’éducation abusive — voire des contre-exemples — montrant que ceux-ci avaient toutes les chances de produire un rejet catastrophique. 

Il était ma référence.

Il voulait tout savoir, à toute vitesse, et je racontai tout, mariée, mes enfants, mon mari, mon travail, ma sœur, mon frère, mes cousins… Certes on s’était croisés de loin en loin, et dans les moments cruciaux, et il avait toujours répondu à mes questions. Il m’est arrivé de lui envoyer une carte de vœux de la Rue des Rosiers pour Roch Hachana. 

… Justement, nos chemins se croisaient de loin en loin Rue des Rosiers, la veille des fêtes. Ou à la synagogue de la Place des Vosges, où il avait été reçu par le grand-rabbin Olivier Kaufmann, son neveu. A chaque fois, le même plaisir de faire partie de ceux  qui le connaissent et, surprise, de ceux qu’il reconnaissait.

Les beaux jours au Luxembourg

Après la soirée en yiddishkeit, on a décidé de prendre un café ensemble un dimanche. Mais le Rohan, où on s’était fixé rendez-vous,  était en travaux. On a traversé la rue et on est allés au Luxembourg.  C’est devenu notre lieu de rencontre quand le beau temps revenait. Il prenait sa voiture les premières années et se garait entre le Panthéon et la Sorbonne. En fin d’après-midi, il se rendait souvent à la très jolie synagogue de Chasseloup-Laubat, dans le XVe, où il avait été très longtemps en fonctions et à laquelle il restait très attaché. Parfois il allait simplement pour les prières au séminaire de la rue d’Ulm, qui était voisin de son domicile. Le soir, il se faisait réchauffer son repas et continuait d’étudier. 

Nous croisions souvent de ses connaissances, des amis, des voisins, avec lesquels il échangeait quelques mots, il me les présentait. Un jour nous avons croisé Jeannette Bougrab, qu’il connaissait. C’était après l’attentat islamiste qui avait massacré la rédaction de Charlie Hebdo, et il s’était arrêté pour lui parler avec gentillesse. 

Il aimait mon travail de traductrice. Les hébraïsants sont souvent plus sensibles à cet art particulier. Je m’appliquais à lui expliquer comment je tentais de pénétrer dans l’esprit de l’auteur pour « psychanalyser » le texte au-delà des mots. Mon émotion fut forte quand je découvris que ma façon de rechercher le sens derrière l’apparence,  à travers l’étymologie notamment, et de creuser les mots comme si j’étais sur un chantier de fouilles, c’était de lui que je le tenais. L’émotion que me donne l’hébreu, c’est aussi de lui. Chaque fois qu’il m’expliquait un mot ou une expression hébraïque, une référence biblique, je retrouvais mon propre raisonnement à la racine.

Danielle, le coup de foudre

Il était veuf depuis peu, Danielle était décédée quelque temps auparavant, et il devait avoir besoin de se confier. Elle lui manquait terriblement, mais il ne s’appesantissait pas sur lui-même. Il me parlait d’elle longuement, de la maladie qui l’avait emportée. Sa photo apparaissait sur son portable quand il s’éclairait. 

Il était fier de la formation de psychologue de sa femme, et il me parlait de leurs années bordelaises et des vacances familiales à la mer, au bord de l’Atlantique.

Il me racontait volontiers leur rencontre, après son entrée au séminaire de la rue d’Ulm. Danièle était une des filles du grand-rabbin Schilli, le directeur du séminaire israélite. Elle était très jeune, il n’était pas très vieux, et ce fut le coup  de foudre. 

J’ai découvert le charme de la Fontaine Médicis, où il aimait s’asseoir avec sa femme le shabbat, et cela lui plaisait d’y retourner. Il me parlait de sa vie passée et présente, de sa famille, et de ses activités, et pendant que mon regard se portait sur le feuillage, les canards qui allaient et venaient, la sculpture, il faisait attention aux enfants, se poussait pour les laisser passer. Il se rendait régulièrement en Israël pour célébrer un mariage ou une naissance dans sa famille, et quand je lui enviais sa nombreuse descendance, il me disait : « Patience, ton tour viendra ».  

Il représentait aussi le rabbinat français au Comité d’éthique et à la Conférence des rabbins européens. A son retour, il y a quelques années, il s’était montré dubitatif sur la situation des Juifs en Russie. Toujours entre deux avions, c’était mon « rabbin volant ». Sa fille lui  demandait de ralentir, mais il n’en avait pas envie.

Pas de kippah sous le chapeau

Toujours tiré à quatre épingles, il était coiffé d’un petit chapeau noir, chemise étincelante, cravate. Un jour, comme il avait soulevé son chapeau pour s’essuyer le front à cause de la chaleur, il a remarqué mon regard sur son crâne : c’était la première fois que je le voyais tête nue. « Je mets le chapeau à la place de la kippah, pour éviter de courir des risques inutiles et de t’en faire courir ». Dire le chagrin que j’ai éprouvé pour lui, pour nous, pour nous tous au sens large, à quoi bon ? Cela réveille toujours en moi l’image des vieux Juifs qu’on tirait par la barbe lors des pogroms et de la Nuit de Cristal. 

La marée montante

A mon inquiétude grandissante devant l’antisémitisme que je ressentais comme une marée montante, lui, le survivant, celui qui avait vécu les années de guerre et qui comprenait ce qui était tapi dans l’ombre sans qu’il soit nécessaire de le décrire, me rassurait sans cesse. « Ce sont les élections qui les rendent fous. Ça va se calmer après », m’assurait-il, et ce n’était pas faux. Mais aussi, quand on me disait qu’écrire dans la presse pour dénoncer les actes antisémites, ça ne faisait qu’envenimer la situation, qu’il valait mieux se taire, se faire oublier (éternel débat), il était catégorique : « Non, c’est le contraire : écris. Il ne faut rien laisser passer ». 

Et j’ai continué d’écrire pour dénoncer la haine, même si j’ai l’impression, aujourd’hui encore, que la marée n’en a pas fini de monter, comme si les mots qui devraient s’adresser à l’intelligence de tous n’étaient qu’un barrage de sable qui laisse passer la haine et n’arrête rien.

La laïcité pour lui, pour moi

Et quant à la laïcité, qui était mon sujet récurrent, son point de vue de rabbin comptait doublement, triplement, à mes yeux. Il comptait en tant que rabbin, qui, par sa profession, aurait pu vouloir qu’on accorde une plus grande part à la religion dans la cité. En outre, ayant grandi à Strasbourg, qui reste fidèle au Concordat auquel semblent attachés les Français très pratiquants, il aurait pu m’en vanter les mérites. Enfin, j’étais désireuse d’avoir son point de vue d’homme de la cité. 

J’étais alors convaincue que tous ceux, pratiquants, qui revendiquaient la liberté d’afficher leur appartenance et leur pratique se trompaient lourdement, et surtout s’ils étaient juifs. L’espace public doit être neutre pour éviter que quiconque se l’accapare. Les Juifs encourent des risques, des risques physiques, des insultes, des coups, la mort. En s’exposant, et même sans s’exposer ; il n’est donc pas question qu’ils s’affichent, ni aujourd’hui ni  demain. Ilan Halimi, Sarah Halimi, Mireille Knoll, pour ne citer que les noms les plus connus, ne « s’exposaient » pas, et malgré tout, ils ont été massacrés avec une haine féroce qui ne diminue pas. 

L’espace public doit être neutre, sinon il y a rapidement surenchère, et les minorités ne peuvent être que les grandes perdantes. Les Juifs sont de plus en plus minoritaires, ils seront de plus en plus perdants.  

Ceux qui, prenant modèle sur d’autres régions du monde, d’autres cultures, ou d’autres religions, croient pouvoir renoncer à l’exigence de neutralité, livreront l’espace public à des groupes religieux et culturels à volonté hégémonique, rendant la vie intenable pour les minorités. 

Sur la laïcité, j’ai voulu noter ses propos exacts : « Je suis un enfant de la laïque, répond le Grand-Rabbin Alain Goldmann, habitué de ces rencontres. Notre religion a parfaitement sa place et nous devons tout faire pour la protéger de toute forme de fanatisme ».  

Un professeur

J’aimais sa simplicité. Je n’avais pas besoin de jouer les braves. Nous avions derrière nous des années où chacun avait connu une image de l’autre, une facette émoussée dont il était porteur. Lui avait vu cet autre moi-même, la gamine ignorante, en devenir, pleine de doutes, son cadre, ses parents, avant qu’elle ne devienne une adulte, un être « fini ». Je l’avais connu à ses débuts, et l’éducateur qu’il était depuis des décennies, le pédagogue, le professeur, semblait étonné d’avoir laissé une telle empreinte. Il me tutoyait, bien sûr, et je lui disais vous tout naturellement, sans me poser de questions. Je ne sais plus quand il a cessé d’être « cher ami », pour devenir Alain, passant du « Vous » au « Tu » comme on s’adresse à un membre de la famille. 

Et il était, d’une certaine façon, un membre de la mienne.  Cela tenait au fait qu’il m’avait connue « petite », qu’il avait connu mes parents, et aimait m’en parler, ce qu’il faisait toujours avec respect, qu’il réveillait le yiddish, qu’on se disait « sei gesind » en se séparant, et qu’il ressuscitait en moi le souvenir de cette langue-mère…. La langue qui était celle de notre mère. 

Il se souvenait surtout de ma mère.  Il me dit : « Ton père était un homme très discret, qui parlait peu. Il gagnait sa vie, mais pas très bien sans doute, je pense que ce doit être pour ça ».  Il n’était pas issu lui-même d’une famille aisée, m’expliqua-t-il. 

Il était né à Strasbourg, mais sa famille venait de Pologne, comme ma mère : « C’était quelqu’un qui avait souffert, ça se voyait, » remarqua-t-il à son propos. Je suis toujours étonnée que le monde entier ne sache pas que notre mère était orpheline dès sa naissance, son père ayant été assassiné par des soldats polonais alors qu’il tentait de passer en Allemagne avec un groupe de jeunes Juifs. Il avait 24 ans, deux petites filles et un diplôme de rabbin.

« Il a été assassiné en tant que Juif ? » me demanda-t-il, horrifié. Les rabbins savent tout de nous, ils partagent nos joies, et je ne sais comment, ils arrivent encore à éprouver de l’horreur au récit de nos histoires. 

Dans ces années-là, le grand-rabbin Goldmann a dit le kaddish pour le Jahrzeit de notre mère.

Alain avait passé la guerre dans le Périgord. La famille Goldmann avait fait partie des réfugiés alsaciens en Périgord. Dans ses souvenirs, il raconte que sa famille a quitté Strasbourg le 2 septembre 1939. Il avait 8 ans, et il était l’aîné de quatre enfants, dont le plus jeune avait 3 mois au moment de l’évacuation. Après 6 mois de pérégrinations, la famille avait atterri à Bergerac, où M. Goldmann père (naturalisé en 1930 et donc nécessairement dénaturalisé par Pétain en 1941) avait été réquisitionné à la poudrerie. Alain Goldmann en gardait un attachement à la région.

Après la guerre il avait été apprenti chez un imprimeur, avant de réaliser son rêve, sa vocation : une formation de rabbin. Il me semble que le directeur du séminaire a alors exigé qu’il passe le bac pour être admis, ce qu’il a fait, avant d’entrer au séminaire. Par la suite, il a suivi des cours d’anglais à la faculté des Lettres de Bordeaux.

Dialogues

Il me demandait sur quoi je travaillais, et me donnait son avis, ou des noms, des pistes. Un de mes fils m’accompagnait parfois jusqu’au Luxembourg et repartait discrètement. Un jour, il est venu jusqu’à la fontaine, et le grand-rabbin l’a invité à s’asseoir et, tout en parlant de lui-même, il l’a fait parler de son travail et de ses activités. Quand son frère cadet a fait des recherches sur le dialogue inter-religieux à l’époque de Vatican II[1],  celui qui avait participé à ces rencontres me dit : « Qu’il m’appelle ! » Il est revenu avec enthousiasme sur ses travaux avec Jacques Nantet et le père Riquet, en me précisant : « Dis bien à ton mari que Jacques Nantet était vraiment quelqu’un de bien ».  Lors de notre rencontre suivante, notre historien m’a donc accompagnée pour rencontrer « mon rabbin magnifique » au bord de la Fontaine Médicis, entre les canards et les enfants. 

Puis, lorsque je lui ai demandé une lettre confirmant notre identité juive à la demande de celui de mes fils qui s’apprêtait à convoler, le grand-rabbin Alain Goldmann m’a écrit une lettre magnifique sur mes parents, mes enfants, moi-même. Tout y était présent, y compris mes courses angoissées pour dénicher les paquets de matzoth avant Pessah.

Ce compte-rendu plein de tendresse date de quelques mois à peine. 

Je savais que je lui devais une réponse : un texte où je raconterais mes souvenirs avec lui, ce qui me restait de nos heures heureuses au bord de la Fontaine, sous les ombrages. 

Le confinement nous avait empêchés de nous revoir. Je devais venir chez lui avant mon départ pour Israël, mais il a dû annuler ma visite, il allait être hospitalisé. Je crois qu’on a dû lui mettre un pacemaker à ce moment-là

Ensuite les hospitalisations se sont succédé et nous avons dû nous contenter du téléphone. Je lui ai demandé il y a peu comment organiser un enterrement juif à Paris, il m’a aussitôt rappelée : « Prends de quoi écrire, note ».  Puis j’ai raté son dernier appel, juste avant qu’il parte au bloc opératoire. 

Je devais à mon ami Alain Goldmann ce « modeste témoignage », comme on dit. J’écris aujourd’hui ce texte que j’aurais dû écrire bien plus tôt. J’écris ce soir comme d’autres pleurent.

(©) Edith Ochs


[1] Le IIe conseil œcuménique du Vatican fut ouvert par Jean XXIII en 1962, et s’acheva en 1965 sous le pontificat de Paul VI. https://cris.haifa.ac.il/en/publications/the-reactions-to-the-vatican-ii-council-in-the-french-jewish-news

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2 Comments

  1. Il est un autre rabbin célèbre dont la disparition m’a vraiment attristée : Josy Eisenberg.
    Chaque dimanche, je suivais ses deux émissions religieuses, extrêmement intéressantes, Source de vie et A Bible ouverte, que j’avais découvertes un peu par hasard. Josy Eisenberg était un homme très charismatique, donnant une impression de bonté et de calme.

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