Jean Daniel. Préface au « Habib Bourguiba radioscopie d’un règne »

« Bourguiba a pu adopter sa méthode gradualiste par le fait qu’il avait un lien secret et parfois, d’ailleurs, avoué avec les ennemis qu’il devait combattre, en l’occurrence, les Français et les Occidentaux. Il voulait leur prendre ce qu’ils avaient de meilleur pour les combattre dans ce qu’ils avaient de pire. Il voulait retourner contre eux les armes de leur propre civilisation. Il ne croyait, d’ailleurs pas, il me l’a dit et je l’ai écrit, qu’il suffit d’être antioccidental ou progressiste pour avoir une identité spécifique. L’identité d’un jeune Tunisien, ce n’est pas de ressembler à tous les jeunes Arabes, ni à tous les jeunes musulmans. C’est d’être tunisien. Lorsqu’il m’a dit cela, je l’ai vu, et je le revois, aujourd’hui, petit mais prêt à bondir, le menton impérial mais le front aux aguets, le pétillement bleu de son regard dominateur et amusé, toujours prompt aux ruses du commandement.

Bourguiba était de la race des félins. Oui, je le revois et le réentend lorsqu’il exposait à ses disciples ses thèses sur les civilisations. A l’échelle de l’Histoire, il n’y avait, selon lui, ni bons ni méchants ; il y avait des peuples qui s’affaissaient et d’autres qui se hissaient. L’histoire de Carthage comme l’histoire de Rome devaient servir à comprendre celle des Arabes. Bourguiba est, à mes yeux, le premier libérateur qui se soit débarrassé de tous les complexes vindicatifs habituels aux colonisés. Lorsqu’il a imaginé d’inaugurer son pouvoir par une libération de la femme arabe, comme elle n’en avait jamais connu, il s’est référé sans doute à l’esprit et à la lettre du Coran, dans une formule que certains érudits avaient concoctée pour lui, mais il ne refusait pas l’idée que, dans ce domaine, la lente évolution de l’Occident pouvait être un exemple. Cet homme mettait au-dessus de tout le développement économique, mais aussi le savoir, la culture, le goût de la perfection, la foi dans le progrès d’où qu’il vînt. On a compris que j’ai eu longtemps un faible pour cet homme et qu’aucun de ses égarements, qui ont été nombreux – j’en sais personnellement quelque chose – ne m’ont jamais vraiment incité à le renier. Si je le contemple, je le juge, si je le compare, je le loue : j’en vois bien peu qui le valent. Et ce ne sont pas ses prophéties sur la division des Arabes, sur la régression islamiste et sur le conflit israélo-palestinien qui m’inciteraient à m’éloigner de lui aujourd’hui ».

– Jean Daniel, extrait de la préface du livre de Chedli Klibi consacré à Bourguiba

Chedli Klibi. Habib Bourguiba radioscopie d’un règne

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