L’historien rappelle à Alexandre Devecchio pour FigaroVox l’importance de la rafle du Vél’ d’Hiv durant laquelle 13.000 Juifs furent arrêtés par la police française avant d’être déportés. Cette commémoration nous invite à réfléchir au fil ténu qui sépare l’anomie des sociétés modernes de la barbarie, analyse-t-il.
LE FIGARO. – Ce dimanche, nous commémorons le 80e anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’. Que s’est-il passé ce jour-là?
Georges BENSOUSSAN. – Six mois auparavant, le 20 janvier 1942, à Wannsee dans la banlieue de Berlin, l’appareil répressif du Reich, le RSHA, avait mis en place les principaux rouages du meurtre de masse des Juifs d’Europe dont l’immense majorité vivait en Europe orientale. La décision, elle, avait probablement été prise entre octobre et décembre 1941.
Ce qui se passe en France en juillet 1942 est un élément d’une politique d’ensemble qui concerne toute l’Europe de l’Ouest, et l’Europe orientale en partie, avec l’«évacuation» des principaux ghettos polonais. La rafle du Vél’ d’hiv’ (pour Vélodrome d’hiver, où seront parquées, plusieurs jours durant, 8000 des 13.000 personnes arrêtées, NDLR) est concomitante des déportations hollandaises et belges: le premier convoi néerlandais quitte Westerbork pour Auschwitz le 14 juillet 1942, le premier convoi belge quitte Malines le 4 août 1942. Concomitante aussi de la mise à mort du ghetto de Varsovie qui commence le 22 juillet 1942.
Cette rafle, la plus importante de la guerre en France, voulue par l’Allemagne, est exécutée de bout en bout par la police française les jeudi 16 et vendredi 17 juillet 1942. C’est le résultat de l’accord conclu quelques jours plus tôt entre le général SS Oberg et l’appareil répressif français dirigé par René Bousquet. L’Allemagne fait faire à la France une opération de police qu’elle ne peut accomplir elle-même, à la fois, faute d’effectifs et aussi par souci d’«efficacité»: l’uniforme français est censé «rassurer ». Le gouvernement de Vichy y gagnerait un surcroît d’«autonomie». Le troc auquel se livre l’appareil d’État français n’est pas exclusivement motivé par l’antisémitisme (au moins pour Laval et Bousquet), mais par un calcul politique cynique dont les Juifs étrangers feront les frais. Un peu plus de 13.000 personnes sont arrêtées en deux jours (dont plus de 10.000 femmes et enfants) par 7000 fonctionnaires, dont 4500 policiers français. Alors que plus de 27.000 arrestations étaient prévues, la rafle est un semi-échec. Pour des raisons d’«intendance», Pierre Laval, chef du gouvernement, autorise la déportation des moins de 16 ans, ce que l’accord Oberg-Bousquet ne prévoyait pas.
Que signifie cette date tragique dans l’histoire de France? Que peut-elle nous apprendre sur notre présent?
La France des Justes ne peut faire oublier combien depuis l’affaire Dreyfus l’antisémitisme constituait un terreau fertile, ce que le succès de Bagatelles pour un massacre de Céline avait montré en 1937. La rafle du Vél’ d’Hiv’ dit l’importance de l’appareil d’État dans tout processus génocidaire. Ici, l’appareil d’État français joue un rôle essentiel, en amont, via le fichier des Juifs constitué par ses soins en octobre 1940. Kafka disait des «chaînes de l’humanité torturée » qu’elles étaient faites «en papier de ministère». Ce retrait forcé du monde s’opère au grand jour et sous les regards de centaines de milliers d’anonymes. Les grandes rafles, comme à l’Est la relégation dans les ghettos, sont perpétrées au cœur de sociétés de masse où la peur, conjuguée à l’indifférence, se révèle l’un des plus sûrs pourvoyeurs du massacre. Il faut réfléchir au fil ténu qui sépare l’anomie des sociétés modernes de la barbarie. Un accident historique suffit pour basculer de l’une dans l’autre.
Après cinquante ans de silence des autorités françaises, le président Jacques Chirac avait reconnu en 1995 la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’ d’Hiv’. Après ce tournant, faut-il poursuivre le travail de mémoire ou faire de l’histoire?
Le fameux «devoir de mémoire» – et la charge d’ennui que draine tout«catéchisme» -, fait oublier que pour rendre compte de l’événement, il faut que les historiens aient travaillé et qu’on leur ait ouvert les archives. Quand l’histoire se démarque du positivisme étroit et réfléchit en politique, elle fait en sorte que le souvenir de la tragédie ne s’édulcore pas. Car le danger à venir est moins la secte négationniste, ces fanatiques antisémites qui jouissent de l’indignation qu’ils suscitent, que la banalisation de l’événement ramené à une tragédie parmi d’autres de l’histoire. Or ce qui s’est passé là constitue au-delà du peuple juif une césure dans la condition humaine et une atteinte irréversible à la notion de personne. Le ressassement mémoriel, à lui seul, ne nous dit rien de cette fracture qui dans nos sociétés post-nazies entame jusqu’aujourd’hui tout sujet humain.
Le président Macron a annoncé qu’il prononcerait un « discours offensif » contre l’antisémitisme et le «révisionnisme historique» lors de la commémoration. Est-ce le bon moment?
L’histoire est par définition une révision perpétuelle. Parlons ici de négationnisme. Ces discours rituels contre l’antisémitisme, c’est un peu le « supplément d’âme» d’une société sans âme, un consensus de bonnes intentions, et souvent hélas une panoplie de postures et d’effets de manche. Seule compte la répression réelle de l’antisémitisme qui commence par désigner les antisémites, et, sans effet d’annonce grandiloquent, réprime cet antisémitisme nouveau qui insulte et blesse et qui, lorsqu’il tue, s’épargne les assises et appelle à la haine sur les réseaux sociaux.
« Hélas, la société française n’en a pas fini avec l’antisémitisme », a déclaré un conseiller de l’Élysée. L’analogie entre l’antisémitisme d’hier et celui d’aujourd’hui est-elle pertinente?
Dans la France de 2022, le discours antisémite se nourrit d’un vieux fonds culturel occidental déjà évoqué. Et est modifié par la judéophobie apportée depuis cinquante ans dans les bagages d’une partie de l’immigration. L’analogie rend aveugle au présent quand elle incite à penser en termes de répétition. Or la passion antisémite prend des visages changeants, elle épouse les formes et le langage d’une époque. On ne peut donc pas plaquer l’antisémitisme d’aujourd’hui sur celui des années 1930 ou de Vichy. Par exemple, à se focaliser sur la seule extrême droite, on oublie combien l’antisémitisme a pu prendre jadis le visage du progressisme et constituer l’arrière-discours idéologique de formations politiques dont le discours, tissé de ressentiment, ressemble à la judéophobie d’ordre social. Voyez comment le leader travailliste anglais Jeremy Corbyn a été reçu ici en ami par des milieux politiques dits «progressistes». Comment oublier que dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle, hors l’Église catholique, l’antisémitisme s’ancrait souvent à gauche, de Pierre-Joseph Proudhon à Gustave Tridon, d’Albert Regnard à Jules Guesde même?
Parce que l’antisémitisme passe aujourd’hui par le rejet du principal signe juif vivant qu’est l’État d’Israël (lequel regroupe la moitié des Juifs du monde, contre 5 % en 1948), ce n’est pas seulement la société française qui «n’en a pas fini avec l’antisémitisme». Sous couvert du refus d’une politique, c’est du rejet de l’existence même d’un État dont il est question, un rejet qui plonge ses racines archaïques dans l’inconscient collectif d’une partie de l’humanité héritière de l’antique message juif.
Dernier ouvrage paru: « Un Exil français. Un historien face à la justice » (L’Artilleur, 2021).
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