André Markowicz. Tenir. User l’autre. S’user

J’ai appelé ça, il y a des mois, une guerre d’usure. En fait, ça s’appelle, en termes militaires (je l’ai appris — Poutine élargit mon vocabulaire français) une guerre d’attrition. Tu uses ton ennemi, c’est ça que tu fais. Et c’est ça que fait l’armée ukrainienne : les Russes avancent, sur une petite étendue à chaque fois, avec des pertes terribles, comme, j’allais dire, d’habitude (vous imaginez ce que ça recouvre ce « d’habitude » ?…), et ils prennent une ville, un village. Et ils ne s’arrêtent pas, ils continuent. Les observateurs militaires font remarquer que c’est une avance inédite, d’un point de vue militaire, parce que les unités ne tournent pas, — ce sont toujours, visiblement, les mêmes unités qui se battent, et elles ne sont pas renvoyées à l’arrière pour se reposer, elles sont juste, à chaque fois, renforcées (voilà que j’oublie le mot juste ) — au sens où elles reçoivent de nouvelles recrues à chaque fois.

La stratégie de l’Ukraine est là : reculer, le plus longtemps possible, le plus lentement possible, après avoir infligé les pertes les plus considérables, — au prix de pertes considérables en miroir, évidemment, mais moindres, mathématiquement, parce qu’une armée qui attaque subit toujours plus de pertes qu’une armée qui défend, et les laisser s’épuiser, de jour en jour, de semaine en semaine, parce que, là encore, la chose est évidente : alors qu’on pouvait imaginer, au début de l’invasion, que la guerre serait courte, là, nous sommes installés dans une guerre qui ne peut qu’être longue. Le but de cette guerre, pour les Ukrainiens, est d’attendre, et d’attendre, au prix de centaines et de centaines milliers de réfugiés, puisque l’avance russe entraîne, là aussi, par miroir, des centaines et des centaines de milliers de personnes sur les routes, des centaines de milliers de gens qui perdent tout… Qu’on y pense, là encore : il ne reste, dans Lissitchansk occupé qu’une dizaine de milliers de personnes qui ne sont pas parties, pour toutes sortes de raisons, — sur cent mille habitants. Et encore moins d’habitants qui restent à Sévérodonetsk, sur, là aussi, cent mille habitants avant guerre. Et les destructions des infrastructures civiles sont exactement dans les mêmes proportions :  90%. Tous les autres (il y a eu des morts civils, je n’en connais pas le nombre), ils n’ont plus rien, ils ont été évacués. L’agglomération formait une communauté urbaine de 200 000 habitants, donc… Comme Rennes. D’un jour à l’autre, sous les bombes, sans eau, sans électricité, tu dois évacuer ta vie. Tu prends quoi pour la continuer, cette vie ? — Et c’est la même chose, au moment  où j’écris, pour Sloviansk… Là aussi, cent mille habitants… évacués dans les mêmes proportions.

Et Choïgou est reçu par Poutine pour lui annoncer la « libération totale » de la région de Lougansk. Une région déserte et totalement détruite.

Les Ukrainiens ne peuvent faire que ça, — ils sont, — que peuvent-ils être d’autre ? — prêts à ça. Parce qu’ils ne peuvent que tenir. La disproportion entre les puissances de feu est encore catastrophique, mais, visiblement, elle l’est moins qu’il y a deux semaines. Alors, c’était un rapport de 1 à 20 pour les canons et les munitions. Aujourd’hui, ce rapport est, si je comprends bien, de quelque chose comme 1 à 6. J’ai vu passer ça, je n’ai pas noté où, je n’arrive plus à le retrouver au moment d’écrire ma chronique. Ce qui est sûr, c’est que la proportion diminue. Surtout, ce qui est certain, c’est que les Russes ont très peu d’armements modernes, et que — là est l’essentiel — ils n’ont aucun moyen de le renouveler, à cause de l’embargo et pour une raison fondamentale : ils n’ont quasiment construit aucune arme moderne non-nucléaire. Non-nucléaire, c’est-à-dire utilisables sur le champ de bataille sans se vouer à disparaître de la surface terrestre — puisque l’utilisation de la bombe entraîne automatiquement une réponse immédiate de toutes les puissances nucléaires occidentales en même temps. Et à cause de la corruption : la hiérarchie militaire a volé ce qu’on pouvait voler, et on ne compte pas le nombre de chars et de canons « potemkine », c’est-à-dire de pièces d’armements qui existent dans les statistiques mais qui, dans la réalité, ont été dépecés et vendus ou utilisés en tant que pièces détachées…

Les armes occidentales arrivent. Toujours au compte-goutte. Plus pour les munitions, moins pour les canons à longue portée. Mais 4 Himars, en tout et pour tout, ont permis à l’Ukraine de frapper sur des réservoirs de carburants et d’armes, sur des casernes, et, peu à peu, oui, les réserves russes s’épuisent. On les laisse s’épuiser. On attend. On rend — pas coup pour coup, mais un coup pour six, mais, le coup qu’on rend est de plus en plus efficace. Malgré l’épuisement des soldats ukrainiens, malgré le découragement dont on commence, là encore, à avoir des échos sur le terrain. Parce que c’est l’enfer, réellement, c’est absolument épouvantable, et que personne ne peut résister à ça en gardant sa santé.

On laisse s’épuiser, et la Russie s’épuise. Les Alliés, j’ai l’impression, là encore, la laissent s’épuiser. On laisse s’épuiser surtout l’économie. Ce qu’on essaie de faire, c’est de faire coïncider les deux épuisements, celui de l’armée russe, par épuisement des hommes, et celui des gens à l’intérieur de la Russie. Pour l’armée russe, il y a des signes clairs : oui, la mobilisation rampante a lieu, et non, elle n’avance que très peu. Mais, aujourd’hui, comme pour ce gardien de but international d’une équipe de hockey, quand tu dis quelque chose qui déplaît, la sanction peut être le rappel sous les drapeaux. Et les Wagner recrutent, officiellement, dans les prisons. En échange d’une amnistie, vous avez le droit de combattre, et de vous faire tuer — exactement comme sous Staline pendant la guerre.

L’industrie automobile est à l’arrêt (moins 96% en deux mois). Les transports sont dans un état de crise de plus en plus dangereux, à cause du manque de pièces détachées. Et la Chine ne fournit que très peu. Mais oui, le gaz et le pétrole coulent encore à flot, et les Alliés eux-mêmes nourrissent l’effort de guerre russe. Mais comment peut-ils faire autrement ? Un refus du gaz russe, en Allemagne, entraînerait une récession violente dont le résultat ne serait pas la crise qui, chez nous aussi (mais sans comparaison dans son ampleur) commence à ronger notre économie, mais un effondrement de toute la production, et, par voie de conséquence, les troubles civils et l’arrivée de populistes, si ce n’est de fascistes au pouvoir. Et les fascistes sont les meilleurs alliés de Poutine, on le sait bien chez nous : c’est dans la frange extrême de LR, et surtout chez Marine Le Pen que Poutine peut compter sur ses soutiens les plus sûrs. Et je n’ai pas besoin de rappeler combien nous avons, nous, de députés fascistoïdes. Sans compter les soutiens de Poutine parmi les députés mélenchonistes.

Et la répression, en Russie même, de plus en plus implacable. Une adolescente, qui, le jour de la remise des diplômes (ça se fait en Russie, comme dans plein de pays), lève une pancarte « Non à la guerre » — est poursuivie, menacée d’être internée, privée du droit de continuer ses études. Des milliers et des milliers de cas, dans le pays tout entier. Et non, cent fois non, ce n’est pas (ce n’est plus) la majorité des Russes qui soutient la guerre. Mais la chape de plomb est terrible. Et elle touche tout le monde. — Jusqu’aux plus hautes sphères : Déripaska, tout en précisant qu’il n’y avait aucune alternative pour un changement de pouvoir (ce qui a été compris comme le contraire, du simple fait qu’il le disait), a parlé de la guerre comme d’une folie. Il est en train de perdre son empire d’aluminium, qui va être englobé par un autre oligarque, Potanine. Je reparlerai de cette histoire, fondamentale. Ils sont en train de se tuer entre eux.

Mais tout est si long, si désespérant, si usant. Ça ne se dit pas ça, n’est-ce pas : attritionnant. Mais dans « attrition », j’entends comme une addition de la tristesse. Et c’est pourtant la seule issue. Traverser ça. Tenir. User l’ennemi avant de s’user soi-même.

© André Markowicz

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4 Comments

  1. Un peu hors sujet mais intéressant tout de même. Notre chroniqueur André Markowicz a un homonyme. Il s’agit d’un personnage de la série Caméra Café, actuellement rediffusée sur Paris Première
    Info Wikipédia : « André Markowicz est le chauffeur du patron et plus largement son homme à tout faire. Ancien champion départemental de boxe, André est grand, costaud, sadique et violent. Il est réputé pour être la terreur de l’entreprise et passe pour une véritable brute psychopathe, craint et haï par tous. André possède un chien de race pitbull nommé « Pitié » (nom trouvé par ses victimes, selon André), qui ne contribue pas à adoucir l’image de son maître. »
    Le rôle est interprété par Philippe Cura.
    Note : j’ai remarqué que ce André Markowicz fictif penche parfois lui aussi un peu la tête sur le côté et ce n’est jamais bon signe.

    • @ Judith La question c’est : celui qui a créé le personnage de la série connaissait-il le véritable André Markowicz ? Un intime, peut-être ? S’en est-il inspiré ?:-) La série date de 2001. Ce qui est vraiment troublant c’est le petit air penché, identique à la photo ci-dessus, que prend le fictif André quand il s’apprête à brutaliser sa victime. MDR !

  2. La xénophobie antirusse actuellement en cours en Europe a des relents fascistes évidents. A titre de comparaison, les Français vivant en Russie n’ont aucun problème…

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