Cette histoire se déroule il y a quelques années et les personnes dont je parle ne sont plus dans mon établissement.
Ça se passe durant un de mes cours du lundi matin. Un cours de sixième, qui portait, je crois, sur le retour d’Ulysse.
Tandis que je raconte quelque chose comme le massacre des prétendants, je remarque qu’une jeune fille ne prête pas attention à ce que je dis : c’est Fatou. Fatou, d’ordinaire, m’écoute avec une sorte d’attention placide, le menton qui glisse sempiternellement sur sa paume. Là, Fatou grimace, semble souffrante, et hoche vaguement la tête lorsque je lui demande :
« Fatou, est-ce que tout va bien ? »
Quelques instants plus tard, elle se tient le ventre et, silencieusement, se tord de douleur. Elle refuse d’aller à l’infirmerie. J’insiste. Je demande à une autre élève, Loubna, de l’y accompagner – je sais qu’elles sont amies. Fatou est la plus grande des deux – c’est la plus grande de la classe, on lui donnerait facilement deux ans de plus – alors elle s’appuie sur sa camarade comme sur une canne.
Je préviens la Vie scolaire pour faire venir l’ascenseur, mais à peu près tout le monde est occupé ; les deux jeunes filles partent seules dans les couloirs.On frappe à ma porte vingt minutes plus tard : Fatou et Loubna sont de retour. Fatou semble toujours aussi souffrante, et même plus pâle que tout à l’heure. Elle est courbée. Elle ne me répond pas quand je lui demande si tout va bien. Elle rejoint sa table. Elle y pose le front – on ne l’entendra plus jusqu’à la fin de l’heure. Loubna la regarde faire, interdite, et me dit : « l’infirmière a dit que ça n’était pas grave, que c’était juste ses problèmes de filles. Elle lui a donné un verre d’eau et a dit que ça passerait. – Tu peux te mettre à côté d’elle aujourd’hui ? Tu la surveilleras.– Bien sûr », fait Loubna – et je ne crois pas alors lui avoir déjà entendu ce ton de préoccupation dans la voix.
Quand l’heure se termine, je garde Fatou un instant pour lui conseiller de rentrer chez elle – elle, elle acquiesce, et c’est tout ; même parler lui semble trop difficile –, et je les vois partir, la plus grande s’appuyant toujours sur la petite.
J’avais cette classe deux heures le lundi, cette année-là, et je m’attendais à ne pas revoir Fatou l’après-midi ; elle vint tout de même, semblant plus faible encore que le matin, presque fébrile. Je lui demandai ce qu’elle faisait encore au collège ; elle répondit juste qu’il n’y avait personne à la maison. Je lui demandai encore si elle voulait retourner à l’infirmerie, et elle dit en écarquillant de gros yeux : « Oh, non, pas pour me faire engueuler encore, surtout pas ! ». Loubna hochait la tête avec un air de dépit. J’étais absolument démuni. J’aurais peut-être fait les choses autrement aujourd’hui, mais alors, j’étais comme stupéfié.
« Je peux juste m’asseoir contre le mur, s’il vous plait ? Quand je suis dos au mur, ça va mieux. Ne vous en faites pas, ma mère sort bientôt du travail, je l’appellerai après. » – Bien entendu. Reste avec Loubna. »
C’était un drôle de cours – mais pas très amusant –, qui passa très vite ; j’étais préoccupé par l’état de Fatou et je ne cessais de lui jeter des regards préoccupés.
Quand la sonnerie retentit, Fatou reste assise au fond de la classe. Loubna la veille. Je m’avance vers elles. Je dis : « je vais appeler ta mère.– Ne l’embêtez pas avec ça », dit Fatou. Et puis elle essaye de se relever, difficilement, en s’appuyant sur ses genoux. Elle s’effondre, la tête en avant, tombant par extraordinaire tout juste dans les petits bras de la petite Loubna qui se trouvait devant elle.
Fatou a perdu connaissance.Son grand corps d’enfant est étendu sur le sol.Ses yeux sont clos, elle ne parle plus. Dans ces moments-là, les réflexes vous reviennent si vite que vous ne savez plus après dans quel ordre vous les avez eus.
En un rien de temps, je l’avais installée en position latérale de sécurité, j’avais envoyé un élève chercher l’infirmière, un autre prévenir la Vie scolaire, et j’avais passé mon téléphone à Loubna pour qu’elle appelle les pompiers, lui demandant de me le rendre quand elle les aurait. Pendant ce temps-là, je parlais à Fatou : je voulais savoir si elle était consciente, alors je lui tenais la main et je disais : « si tu entends ce que je dis, presse un peu ma main ». Au début, il ne se passe rien, puis elle commence à presser ma paume avec son pouce. Elle a le visage parcouru d’une grimace de souffrance, les yeux fermés, elle respire lentement et par saccades. On jurerait qu’elle pleure – ou qu’elle voudrait pleurer, mais qu’elle n’en a pas la force.
Les pompiers arrivèrent très vite, avant l’infirmière, et à peu près en même temps que Mme Belabbès qui était venue précipitamment de la salle des professeurs. Loubna ne savait pas quoi faire ; elle avait tenu à rester avec moi et passait et repassait doucement ses doigts sur l’ovale contrit qui servait de visage à Fatou. Il y avait deux pompiers ; le premier s’agenouilla tout de suite pour prendre le pouls de Fatou et commença de lui poser les questions d’usage – elle ne répondait pas. L’autre se voulut rassurant, me dit que j’avais bien fait d’appeler aussi vite, que c’est toujours le mieux parce que – j’ai repris souvent à mon compte cette phrase depuis – : « en cas de doute, c’est qu’il n’y a pas de doute ».
Fatou parlait un peu de nouveau, juste par monosyllabes ; elle disait des « oui », des « non », des « ah ». Le pompier avait fait quelques pas de côté pour prendre quelque chose dans sa trousse quand l’infirmière est arrivée. D’abord, dans l’encadrement de la porte, elle a grogné : « ah mais c’est pas vrai ! J’avais pourtant dit qu’il fallait m’appeler avant les pompiers ! » puis elle s’est approchée de Fatou, toujours recroquevillée dans un coin de la salle, en quelques pas énormes ; d’une main d’ogre, elle lui a saisi l’épaule et l’a secouée, puis a tiré sur son bras jusqu’à la soulever un peu (on sentait des vagues dans le bras inerte qu’elle tirait comme une corde à son tir), disant : « Mais je t’avais dit que c’était normal pour tes premières règles, qu’est-ce que tu avais besoin de faire un foin pareil ? »
On aurait dit un gamin géant jouant avec une poupée de chiffon. Le pompier écarquillait des yeux. Moi aussi. Mme Belabbès aussi. Loubna était en colère. Fatou a entrouvert les yeux, et dans un incroyable effort a conçu une phrase : « Mais je suis réglée depuis un an, madame. »
Elle avait pris le soin de dire « madame » à la chiffonnière qui lui manipulait le corps comme un fétu. « Oui, mais c’était abondant, non ? Il y en avait beaucoup dans la culotte, hein ? » a repris la chiffonnière.
Loubna était terriblement gênée, elle n’osait subitement plus croiser le regard de personne ; le pompier était interloqué ; Mme Belabbès, de colère, quitta la salle pour hurler dans l’intimité de son crâne. Je ne savais pas comment réagir. Le pompier prit l’infirmière par le bras à son tour, mais avec plus de délicatesse, et l’écarta, laissant l’autre s’occuper de Fatou.
L’infirmière, dans le couloir, disait avec sa voix pleine de gouaille des choses que je n’entendais plus. Loubna avait repris sa danse des doigts sur le visage de Fatou, mais à deux mètres d’écart. Elle pleurait.
L’histoire se termine sur le parvis du collège ; Loubna et moi regardons partir le camion de pompiers, avec Fatou dedans. L’infirmière n’avait jamais travaillé avec des enfants auparavant. Dix pour cent des femmes souffrent d’endométriose. En France, l’endométriose est la première cause d’absence à l’école.
© Alexis Potschke
Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil
Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019
Sylvie Tanette Les Inrocks
« Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé. »
L’Express
« Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots. »
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