J’avais onze ou douze ans.
Chaque matin, avant d’aller au collège, je mangeais sagement mes céréales trempées de lait en lisant la liste des ingrédients au dos du paquet. Qu’il était moche, ce paquet ! Invariablement.
Je ne comprenais pas, et ça m’intriguait terriblement, pourquoi ma mère choisissait toujours les paquets de céréales les plus laids pour nous nourrir.
Je compris, un jour que je l’accompagnai aux courses, qu’elle prenait surtout ce qu’il y avait de moins cher, et que ce qui était le moins cher était souvent le plus laid. Voilà tout.
Des paquets de céréales comme ceux que nous avions sur la table du matin, il devait s’en vendre chaque jour au moins des milliers, et l’homme à la tête de l’entreprise – qui, m’imaginais-je alors, ne devait gérer que ce commerce précis de céréales – devait être infiniment riche ; alors, puisqu’il l’était, n’avait-il pas un peu d’argent à mettre dans un beau dessin, plutôt que dans les trucs médiocres qui faisaient mon ordinaire ?
Je ne savais pas si je devais avoir un peu pitié du mauvais goût de l’homme aux céréales, ou si je devais au contraire être en colère contre lui qui, bien conscient de cela, rechignait à mettre un peu de l’argent qu’il avait pourtant pour embellir la table de ma cuisine.
Je me mis à étudier sérieusement – j’avais dix ou onze ans, étudier à cet âge signifie : réfléchir à – ce qui n’allait pas dans ces dessins ; je ne les trouvais, en vérité, pas si mauvais, puisque le trait était sûr et les proportions bonnes, mais laids comme s’ils avaient voulu l’être ; d’une laideur recherchée, conceptualisée. D’une médiocrité parfaite.
Je dessinai sur de grandes feuilles de bien meilleurs dessins, et je commençai d’avoir comme ambition secrète de devenir le nouveau dessinateur des paquets des céréales bon marché.
J’écrivais même en esprit les lettres que j’allais envoyer au directeur en chef des paquets de céréales :
Cher Monsieur,
Je vous fais don de cette illustration d’un hérisson que vous pourrez utiliser sur vos paquets de CroustiChocoChocs, et de celle d’un papillon (l’abeille est déjà prise) pour vos MielBoules ; ne vous en faites pas, c’est gratuit, mais comme je n’ai que des feutres et que ça se voit quand je repasse plusieurs fois, je vous les envoie en noir et blanc, vous n’aurez qu’à les scanner et à les faire colorier par ordinateur.
Bonne journée, etc.
Comme quelque chose tout de même continuait de me chiffonner, j’y passai encore des heures de réflexion. Puis je compris enfin que j’avais en fait déjà vu juste : que le laid était fait exprès ; qu’il était là pour faire comprendre quelque chose aux pauvres.
Elles n’étaient pas à vomir, ces céréales, et j’en garde un bon souvenir, alors il fallait bien dissuader les riches de les acheter.
Je remarquai plus tard que ma mère dans les rayons du supermarché avait plus souvent besoin de se baisser que les autres : nous, nous achetions ce qui était tout en bas des rayons, parce que c’est toujours là qu’on trouve ce qui est le moins cher : les riches achetaient aussi le droit de ne pas se baisser ; de ne pas faire comme les pauvres.
Les riches n’ont sûrement pas le goût de l’effort : se baisser leur donne mal au dos et à l’âme.
© Alexis Potschke
Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil
Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019
Sylvie Tanette Les Inrocks
« Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé. »
L’Express
« Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots. »
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