“Utopias have their value – nothing so wonderfully expands the imaginative horizons of human potentialities – but as guides to conduct they can prove literally fatal.”
Sir Isaiah Berlin
“If you are truly convinced that there is some solution to all human problems, that one can conceive an ideal society which men can reach if only they do what is necessary to attain it, then you and your followers must believe that no price can be too high to pay in order to open the gates of such a paradise. Only the stupid and malevolent will resist once certain simple truths are put to them. Those who resist must be persuaded; if they cannot be persuaded, laws must be passed to restrain them; if that does not work, then coercion, if need be violence, will inevitably have to be used—if necessary, terror, slaughter.”
Sir Isaiah Berlin
Jean-Jacques Rousseau, l’amoureux de la liberté dont l’œuvre a pourtant inspiré des régimes qui ne se souciaient guère de liberté. Question alors : les ennemis de la liberté ont-ils trahi Jean-Jacques Rousseau ou bien ce dernier était-il un ennemi de la liberté ?
Isaiah Berlin nous désigne sur cette question un axe de réflexion dans une conférence donnée en 1952, « Freedom and Its Betrayal: Six Enemies of Human Liberty». Jean-Jacques Rousseau est l’un de ces ennemis et pas des moindres. Il est selon les mots d’Isaiah Berlin « l’un des ennemis les plus sinistres et les plus redoutables de la liberté dans toute l’histoire de la pensée moderne ». Jean-Jacques Rousseau, soit de la divinisation de l’idée de liberté au despotisme. Pourquoi ?
Un homme est libre lorsqu’il obtient ce qu’il veut. Or, selon Jean-Jacques Rousseau, l’homme a en lui deux volontés : une volonté qui cherche à satisfaire l’intérêt personnel, et une volonté qui cherche à satisfaire l’intérêt collectif. Autrement dit, l’individu porte deux créatures en lui : le bourgeois (intérêt personnel) et le citoyen (intérêt collectif).
Le bourgeois n’est pas libre ; il est asservi à ce qu’il y a de plus bas en lui, soit son intérêt personnel ; en conséquence, il doit être éduqué ; on le forcera d’être libre, ce qu’écrit explicitement Jean-Jacques Rousseau dans « Du Contrat social ». Le bourgeois n’est pas libre mais il n’en a pas conscience. En conséquence, il faut le conduire sur une voie rationnelle et, ainsi, le libérer, lui ouvrir les yeux, le faire passer de l’obscurité à la lumière, tuer le bourgeois pour que vive le citoyen. Mais il faut laisser le choix aux uns et aux autres, ne pas les priver de leur liberté de choix. Mais s’ils ne font pas le bon choix, il faut les aider à entrer en contact avec leur être véritable qui n’est pas le bourgeois – leur être occupé à ses intérêts égoïstes – mais le citoyen. C’est alors que le Législateur entre en jeux, le Législateur qui connaît leur être véritable.
Donc, selon Jean-Jacques Rousseau, après avoir laissé le choix aux uns et aux autres, il convient de les orienter dans la seule bonne voie, car ces pauvres êtres tâtonnent dans l’obscurité et il convient de les guider. Le Législateur – la société – doit prendre ces égarés par la main, et fermement. Ceux qui ne vont pas dans le sens désigné par le Législateur seront intimidés puis, si nécessaire, opprimés au nom du citoyen, de l’intérêt collectif. Jean-Jacques Rousseau va jusqu’à déclarer que ces êtres qui errent ne désirent (qu’ils en soient conscients ou non) qu’être mis dans le droit chemin. Ainsi ne les contraint-on en aucun cas. Jean-Jacques Rousseau est décidément un finaud. Isaiah Berlin note : « Le mal causé par Jean-Jacques Rousseau, c’est la mise en circulation de cette mythologie de l’être véritable qui me donne le droit de contraindre les gens. »
Depuis Jean-Jacques Rousseau, nous dit Isaiah Berlin, il n’y a pas eu un seul dictateur qui n’ait fait usage de cet atroce paradoxe pour justifier ses actes. Les hommes ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent… Soit ! Donc quelqu’un (appelons-le le Législateur) doit se charger de les guider, d’autant plus qu’ils ne demandent qu’à être guidés et mis sur la bonne voie. Tous les moyens sont alors bons pour ce faire. La bonne voie n’a pas à se soucier des méthodes mises en œuvre. Il y a un lien direct entre Jean-Jacques Rousseau et le Kampuchéa démocratique pour ne citer que lui. Et la dynastie des dictateurs nord-coréens devrait apprécier cet homme des Lumières…
Isaiah Berlin nous rappelle à tout hasard que ceux qui prétendent défendre la liberté ne sont pas nécessairement ses amis, ses meilleurs amis, qu’ils peuvent même être ses ennemis, ses pires ennemis ; et Jean-Jacques Rousseau figure parmi ces derniers parce qu’il a dévoyé le mot « liberté » et lui a fait dire l’exact contraire de ce qu’il veut dire. Il faut lire et relire « Two Concepts of Liberty » d’Isaiah Berlin.
Une très intéressante conférence d’Isaiah Berlin sur Jean-Jacques Rousseau intitulée : « Freedom and Its Betrayal: Jean-Jacques Rousseau » (durée env. 52 mn) :
https://podcasts.ox.ac.uk/freedom-and-its-betrayal-2-jean-jacques-rousseau-1952
© Olivier Ypsilantis
Un peu trop facile d’accuser Rousseau, qui a tout de même proclamé des valeurs qui me semblent indispensables à l’Homme… Si des dictateurs du XXème siècle se servent de ses écrits, est-il raisonnable ou lucide d’accuser Jean-Jacques ? Le général Franco aimait Jésus-Christ, faut-il rendre ce dernier, – un Juif ! – responsable du million de morts de la guerre d’Espagne ? Soyons sérieux… Dans toute l’Europe, les « Lumières » ont été « déistes » ou « piétistes »… sauf en France, où elles ont été « athées », comme l’étaient tous les encyclopédistes, sauf un : Jean-Jacques Rousseau. Et c’est bien là le problème. Un grand nombre de révolutionnaires de 89 souhaitaient la déchristianisation, ce qui n’a pas réussi, mais qui nous a finalement donné une laïcité hostile aux religions, du moins en 1905, qui nous pose encore des problèmes, suscite des débats que d’autres pays ne connaissent et ne comprennent pas. Je continue de penser que la lecture du Contrat Social est une activité utile, et notamment pour les jeunes générations… abstentionnistes, par exemple…