C’était aujourd’hui une veille fatidique : mes élèves passeront demain l’oral du brevet.
Je suis plein d’angoisse pour eux à cette heure, pour preuve : je ne dors pas encore. Mon ventre est tout tordu comme pour une veille de rentée.
C’est drôle, c’est triste : c’est presque la dernière peur immédiate ; la dernière peur partagée.
Ensuite, ils seront de plus en plus nombreux à rester chez eux en prétextant réviser l’écrit. Certains le feront vraiment ; d’autres passeront le temps comme nous l’avons tous fait en faisant des choses inutiles et très importantes. Et puis, après l’écrit, ils ne reviendront pas. Je le sais, je le savais pourtant, et je m’étais juré, mais un peu tard, qu’on ne m’y reprendrait plus. Mais on se laisse toujours avoir. On pense toujours qu’ils voudront avoir un dernier cours avec vous, et qu’on pourra lors leur dire « au revoir » d’une manière un peu solennelle. On s’imagine pour chacun d’entre eux, un peu confusément, un discours plein d’empathie, d’encouragements ; on croit toujours avoir les mots et le temps de les dire. On n’a souvent ni l’un, ni l’autre ; en tous cas jamais les deux en même temps.
Il faut se rendre à l’évidence, il y en a qu’on ne reverra plus. Il y aura des « au revoir » et des « bonne chance » perdus et qui n’auront existé qu’en pensée. En disant « bon courage » tout à l’heure, j’ai déjà dit les derniers mots. Je ne m’en étais pas aperçu ; heureusement qu’il s’agissait de ces deux mots-là. En y repensant, il doit y avoir quelque part des élèves à qui j’ai dit, la dernière fois que je les ai vus, des choses médiocres. Comme « patate » ou « les routiers sont sympa ».
J’imagine que ça ne vous fait rien, à vous qui ne les connaissez pas, mais à moi, ça me fait drôle ; ça me rend presque mélancolique.
Non, c’est faux : ça me rend totalement mélancolique – c’est qu’on finit par s’attacher, du moins par s’habituer aux élèves qu’on croise tous les jours pendant quatre ans. Figurez-vous : c’est le quart de leur vie. J’ai compté : près de 12% de la mienne.
Quand ils partent, l’année part avec eux ; eux, ils prennent le large, et vous un an.
Je cherchais une photo de mon bahut pour illustrer mon propos ; j’ai retrouvé ce faisant huit ans d’archives ; sur les photos les plus anciennes j’étais jeune et de jeunes adultes d’aujourd’hui étaient des enfants ; ça n’a fait qu’augmenter ma mélancolie et je ne vous montrerai finalement rien de rien.
Tout ça grandit. Eux, nous. Mais eux, ils ont toujours le même âge même si tout le reste est toujours différent : ils passent toujours le brevet, tous les ans, chaque année, et moi, j’ai huit ans d’archives et de métier, j’ai passé l’âge de raison.
J’ai peur de vieillir, mais je pense que c’est bon signe : les vieux n’ont plus peur de vieillir.
J’ai juste un peu peur pour eux, c’est normal, c’est le métier. Peur pour demain, et aussi pour après.
J’espère que mes élèves iront bien.
J’espère même qu’ils seront heureux.
Aussi, un peu – égoïstement – qu’ils se souviendront de moi.
© Alexis Potschke
Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil
Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019
Sylvie Tanette Les Inrocks
« Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé. »
L’Express
« Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots. »
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