Judith Perrignon. Alain Finkielkraut : Itinéraire de celui qui boude les Modernes ( Juin 2010 )

Alors que le philosophe publie un livre où il débat avec son adversaire idéologique Alain Badiou*,  » Marianne  » l’a rencontré pour l’interroger sur sa trajectoire si singulière dans le paysage intellectuel français.

Vous écoutez toujours Paul McCartney ?

– Bien sûr, mais je sais faire la différence avec la grande musique. « 

Un simple  » bien sûr  » n’aurait pas suffi. Le plaisir est immédiatement tempéré, l’idole et la jeunesse remis à sa place. L’imaginer, tel qu’on l’a rencontré un après-midi seul chez lui, à deux pas du jardin du Luxembourg, une canette de Coca Zero posée sur la table basse, écoutant voire chantant McCartney, c’est comme lui voler un peu d’estime pour le monde.

On sait tout, grâce à lui, des causes qui ont mal tourné depuis les Beatles ; on sait son accablement face au déclin de notre civilisation ; on entend ses augures de prophète qui nous annonce régulièrement la catastrophe sans que l’on sache si c’est chez lui une habitude ou une façon de l’empêcher.

Depuis que le puzzle des idées s’est renversé, Alain Finkielkraut est comme une pièce sortie de sa boîte, un inquiet, un misanthrope qui s’embrase facilement, dont on ne sait plus très bien où il est. On le déteste ou on l’aime, souvent on lui pardonne, on dit Fink, Finkie, Finkiel… c’est selon l’époque et les sentiments qu’on lui porte.

I – Fink

C’était son nom sur les registres de l’école élémentaire des Récollets dans le Xe arrondissement de Paris. En face, sa date de naissance : 30 juin 1949. Ses parents craignaient que ce Finkielkraut trop long, trop juif, en tout cas à coucher dehors, ne lui attire quelques mauvaises blagues. Daniel, son père, était maroquinier, il avait repris la boutique familiale en haut de la rue Jean-Pierre-Timbaud. Il n’était pas un jeune père, 44 ans à la naissance de son fils, dont quatre passés à Auschwitz. Alors il trichait sur son âge, disait être né en 1908 et non 1904 comme l’affirmaient ses papiers,  » Ils mentent « , disait-il. Il était drôle, blagueur. Son fils aussi, insistent les amis.  » Mon père m’a laissé sa fantaisie.  » De ses années au camp de la mort, il ne fit pas un mystère, il racontait parfois, des bribes, des visages, des instants.  » C’est moi qui n’ai pas posé assez de questions précises. J’aurais dû lui dire : « Maintenant tu vas tout me raconter, pas des anecdotes mais une journée type. A quelle heure tu te levais ? Qu’est ce que tu mangeais ? »… Mais on a ses parents trop jeune. « 

Finkielkraut peut tout de même reconstituer cet étrange échange que son père eut avec son frère, lorsqu’il le retrouva dans la cohue de la Libération, c’était peut-être à l’hôtel Lutetia.  » Où sont les parents, demanda Daniel à son frère qui, lui, s’était caché en zone libre. – Ils ont été arrêtés, puis déportés. Mais ils vont revenir puisque tu es revenu. – Non, ils ne reviendront pas « , avait alors murmuré Daniel.

Janka, sa mère, s’appelait Laura avant la guerre. Janka, elle l’avait écrit sur ses faux papiers de juive polonaise longtemps cachée en Allemagne, au coeur même du Reich, puis en Belgique. Elle l’a gardé ensuite. Sa famille avait péri dans les camps. Elle fera une mère aimante, possessive, surveillante, qui n’hésita pas à pousser la porte du proviseur du lycée Henri-IV pour lui dire de son accent polonais qu’il devait accepter son brillant rejeton. Avec elle, forcément, il y eut des orages, et c’est ni plus ni moins un portrait de lui-même qu’il dresse dans le Juif imaginaire, livre magnifique et plein d’autodérision.  » Juif de nos jours, on l’est plus que jamais par sa mère. C’est elle qui nous gave parce qu’elle a connu la privation, et qui nous idolâtre parce qu’elle a été orpheline. On ne se remet pas d’une adoration pareille.  » Des juifs de son pedigree, il écrit encore :  » Ils ont, adultes, la vulnérabilité et le regard de l’enfant qui a été trop aimé. Ce qu’il y a de juif en eux, ce n’est pas, comme ils voudraient le croire, la sagesse de l’errance et la tristesse de la persécution, mais l’impotence d’un gros bébé couvé, pomponné, choyé, talqué jusqu’à son plus vieil âge. Signe particulier : maman.  » Il raconte une enfance choyée, petite bourgeoise, son père parlait yiddish, n’avait que des amis juifs. Ses parents se parlaient polonais entre eux et avec lui exclusivement en français. Il avait ordre de s’assimiler. Il était le fils unique de deux orphelins. Il s’ennuyait.  » Ça m’a permis d’être un très bon élève « , dit-il penché sur son enfance avec son air sévère d’aujourd’hui. Une institutrice nota en fin du cursus élémentaire, il avait 10 ans, qu’il était orgueilleux et qu’il n’aimait pas la défaite. Plus il grandissait, plus il mesurait l’abîme d’avant sa naissance, plus il se drapait dans la douleur. Il était  » un juif imaginaire « . Et aussi un gamin de son temps.

En 1968, il avait 19 ans, il préparait à Henri-IV le concours d’entrée à Normale sup, il craquait littéralement pour Sergent Peppers, l’album des Beatles sorti un an plus tôt et s’adonnait aux fables du moment. Lui, c’était tendance Mao. A cet âge mimétique, tout allait bien, il était comme les autres. A ceci près qu’il préférait donc McCartney à Lennon, et que les filles, il les abordait un peu plus timidement que d’autres, et toujours avec quatre livres sous le bras.  » Ça fait idiot, tes bouquins, faut avoir l’air de flotter « , lui soufflait son jumeau d’alors, Pascal Bruckner, rencontré à 17 ans.  » J’ai vécu cette époque. Mais je ne peux pas dire que je me suis éclaté « , dit-il.  » Il prenait tout très à coeur, il était plus grave que nous « , se rappelle Bruckner.

 » Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi « , criait le slogan. Mais ça lui donnait plutôt envie de s’arrêter. Son vieux monde à lui ne pouvait plus le rattraper, il avait été anéanti, réduit à un théâtre d’ombres obsédantes qui semblaient lui dire :  » Retourne-toi, camarade, le vieux monde est derrière toi.  » Il faut avoir connu les longs repas de famille, les sermons du grand-père, les jérémiades de la grand-mère, les mêmes histoires mille fois servies, les  » tiens-toi bien « , les regards atterrés des vieux sur les frusques de l’adolescence, la naphtaline dans les armoires, pour avoir besoin à 20 ans de fâcher le vieux monde. Il n’a pas connu.  » Si j’avais eu des grands-parents, je n’aurais pas eu la même vie « , dit Finkielkraut.

Plus son père vieillissait, fatiguait, menaçant d’emporter avec lui les souvenirs, le monde où le jeune Fink avait cru naître, plus sa mère lui répétait qu’il était juif, plus il sentait que rescapé n’était pas un attribut héréditaire.  » Il fallait que je sois juif, mais il n’y avait aucun contenu. Le judaïsme n’était que souffrance et moi, je ne souffrais pas.  » Ce n’était pas abandonner l’histoire. C’était passer d’un  » chagrin abstrait  » à un vrai chagrin. De l’ivresse narcissique à la fidélité. Ne pas être un gardien d’Auschwitz. Aller au judaïsme, et toujours sans se préoccuper de Dieu. Alors commença le lent éloignement, sa séparation d’avec sa génération, si légère, si arrogante. Il ne pensera plus comme elle. Il tremble en 1973 pendant la guerre du Kippour alors qu’elle exulte au nom du peuple palestinien. Il lui parle de plus en plus loin, et au fil du temps, de plus en plus durement. Il a à faire avec son vieux monde, il le situe quelque part entre les deux guerres, au temps où ses fantômes de grands-parents arrivèrent, s’installèrent, il y avait, lui a-t-on dit, shabbat chez le grand-père paternel, mais aussi table ouverte pour les artistes, la France se proclamait indivisible, l’école républicaine assimilait, les juifs voulaient vivre en paix et se faire oublier. C’est à ce tamis-là, au creux de son paradis perdu, qu’il passe le monde d’aujourd’hui.  » J’appelle juive cette part de moi-même qui ne se résigne pas à vivre avec son temps, qui cultive la formidable suprématie de ce qui a été sur ce qui est « , écrit-il. Ses fantômes auraient pu le laisser mélancolique. Ils frappèrent plus fort et le laissèrent nostalgique.  » Je ne vois pas pourquoi ce serait un sentiment coupable. « 

II – Finkie

Alain Finkielkraut peut bien piquer des colères dès le petit déjeuner dans sa cuisine en écoutant France Inter,  » ce Fox News de gauche ! « , qu’il accuse d' » une haine grégaire contre Sarkozy sous la férule des amuseurs « , Nicolas Demorand, le ténor du poste, dira toujours  » Finkie « . C’est le nom que lui donnent ceux qui l’aiment bien, même s’ils ne le comprennent plus. Lorsqu’il était en terminale, Demorand était allé en jeune disciple rue des Rosiers dans une petite librairie où avait lieu une séance de signatures.  » Pour Nicolas, cette petite fausse note dans l’air du temps « , avait écrit l’auteur sur la première page de la Défaite de la pensée. Il s’installait dans le rôle du peine-à-jouir. On était en 1987, la France vivait la fin du premier septennat de François Mitterrand. Finkielkraut ne revendiquait plus de famille politique. Ni droite ni gauche.  » J’ai vu la gauche sombrer dans les paillettes et l’idolâtrie.  » Désormais, il voterait au coup par coup et il penserait surtout contre. Contre l’école qui ne remplissait plus sa mission, contre le tout-culturel et le relativisme ambiant. Il annonçait une culture qui en avait fini avec la pensée, un monde rythmé par le rock, la télé, condamné à courir après l’adolescence éternelle,  » le rajeunissement général et le triomphe du cucu sur la pensée « , écrivait-il. Vingt ans plus tard, ça sonne juste. Et son émission  » Répliques  » sur France Culture, commencée alors, dure encore. Il arrive en studio avec un énorme sac chargé de livres qu’il ne pourra évidemment pas évoquer en cinquante minutes, il les empile sur la table comme une muraille de forteresse. Son vieux monde toujours.

Mais c’est en douceur qu’il a commencé à bouder les Modernes. Il leur a parlé d’amour avant de les traiter d’incultes. Il devient célèbre en 1977, sort alors le Nouveau Désordre amoureux, écrit avec Pascal Bruckner. Ils ont 28 ans. Entre eux, le cousinage dure depuis une dizaine d’années.  » Je me suis souvenu du numéro de téléphone de sa mère pendant trente ans « , raconte Bruckner. Ils ont la même coupe de cheveux, des réflexes d’enfants uniques, des origines radicalement différentes, mais une même méfiance vis-à-vis de la doxa marxiste-léniniste mâtinée de révolution sexuelle et une même passion pour les cours de Roland Barthes, qu’ils trouvent un peu précieux mais libre-penseur, ni communiste ni freudien. Et puis ils se complètent. Bruckner a besoin qu’on le tempère. Finkielkraut qu’on l’encourage. Très inspiré en public, il panique devant la page blanche.

 » Je ne suis pas intelligent naturellement. Il faut qu’on me bouscule, j’ai besoin qu’on me sorte de ma torpeur.  » D’où jusqu’à aujourd’hui des livres brefs. Des livres à deux. Des recueils de chroniques ou de conférences. La peur d’entamer la grande oeuvre semble ne jamais l’avoir lâché. Cette année-là, Bruckner l’entraîne. Ils sont édités au Seuil. Ironie de l’histoire, Roland Barthes fait repousser leur livre de six mois, pour ne pas gêner le sien, Fragments d’un discours amoureux. Ce sera un succès. Au mythe de la révolution sexuelle, au sacre de la jouissance, ils opposent l’immanence et la supériorité de l’amour. Le ton est encore drôle, léger, lyrique, on sent les khâgneux qui s’amusent à jouer des fausses notes.

Finkielkraut, après avoir enseigné au lycée technique de Beauvais, est alors titulaire d’une chaire à Berkeley, la douceur de la Californie semble déteindre sur lui,  » il était joyeux, séducteur, charmeur, je l’ai vu très heureux à ce moment-là « , précise Bruckner. Il était loin de chez lui, de ses parents orphelins et du lyrisme révolutionnaire parisien. Il enseignait la littérature, art de la nuance, quand la philosophie est systématique. Il hésitait encore entre les deux disciplines. L’une teintera toujours l’autre. La rencontre qu’il provoquera avec Milan Kundera deux ans plus tard –  » J’ai téléphoné longtemps dans le vide, et puis il accepté  » – achèvera de l’émanciper. Un autre 1968 lui apparaît, tellement plus concret et venu d’Europe centrale. C’était en 1979. Le 10 mai 1981, Finkielkraut a voté François Mitterrand.  » Nous étions une bande d’amis réunis devant la télé. Quand le visage de Mitterrand est apparu, tous se sont mis à chanter l’Internationale, à part moi et deux autres. J’étais content, bêtement content, je suis même allé à la Bastille, mais l’Internationale, c’était impossible. C’était un vieux réflexe que je n’avais plus.  » Un an plus tôt, il avait écrit :  » Nous, les enfants de 1968, qui sommes passés, en guise de maturation, de l’imposture au compromis, du lyrisme communautaire à l’individualisme sans phrase…  » De plus en plus prophétique et de moins en moins libertaire, Finkielkraut.

Il se marie en 1985 avec l’avocate Sylvie Topaloff. Ils se sont rencontrés cinq ans plus tôt, ils faisaient de la politique et militaient pour une candidature Rocard.  » Pourquoi tu te maries ?  » lui demande Bruckner, comme pour lui rappeler qu’épouser une femme, c’est perdre toutes les autres. Finkielkraut, le plus sentimental des deux, lui répond que ne pas épouser une femme, c’est perdre toutes les autres plus celle qu’on aurait pu avoir. C’est elle, aujourd’hui encore, qui le protège de lui-même, de son personnage tragique et sans indulgence, elle qui  » se cache derrière le canapé  » à chacun de ses passages à la télé,  » il est dangereux pour lui-même, rien ne peut l’arrêter, il sait donner les coups mais pas les recevoir « . Elle encore, ou son secrétariat d’avocate, qui tape ses courriers électroniques puisque sa phobie des lendemains refuse le portable et l’ordinateur –  » Je sais, ça devient ridicule  » -, elle qui dès le petit déjeuner l’entend pester contre la radio publique et son chef d’orchestre Demorand. Lequel lui maintient une forme de fidélité :  » C’est avec lui que j’ai commencé à réfléchir sur plein de choses. J’ai l’impression d’un compagnonnage. Mais maintenant parfois, à force d’être toujours contre, je ne le comprends plus. « 

Finkie, c’est celui qui ferraille et s’emporte, qui ne sait pas comment ne pas réagir, promène un verbe habité, des phrases tendues, dévore les journaux, la télé qu’il déteste sans parvenir à l’éteindre,  » constamment déchiré entre la nécessité de dénoncer le monde et l’envie d’en faire partie « , dit Bruckner. Il est sincère, d’une sincérité qui crève les yeux au pays des postures. Mais c’est la sincérité de l’inquiétude.  » La fébrilité permanente, dit l’ex-président de MSF, Rony Brauman, qui s’est beaucoup affronté avec lui sur la question israélo-palestinienne. Plus un mode d’être, qu’un mode de raisonnement.  » Est-ce trop de bile ?

III – Finkiel

 » Saute dans le canal, Finkiel, saute !  » Ce cri, on l’entend dans le documentaire que la série  » Empreintes  » a consacré à Alain Finkielkraut. Il marche le long du canal Saint-Martin, raconte son enfance face à la caméra, quand subitement, depuis l’autre rive, un homme le reconnaît et lui hurle d’aller se noyer. C’est resté au montage. Trace des haines que suscite Alain Finkielkraut. Dès 2003, il écrit que les enfants des cités pour lesquels il défilait au nom de l’antiracisme portent l’antisémitisme d’aujourd’hui. Le mot est lâché. Le terrain est miné. Il fonce tête baissée. Le judaïsme ?  » Il y a une main qui m’y ramène tout le temps. « 

Novembre 2005. La France est à peine sortie des émeutes en banlieue que le journal israélien Haaretz publie une interview d’Alain Finkielkraut.  » En France, on a tendance à réduire ces émeutes à leur dimension sociale, de les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation. Le problème, c’est que la plupart de ces jeunes sont des Noirs ou des Arabes avec une identité musulmane. En France, il y a également d’autres immigrants en situation difficile – Chinois, Vietnamiens, Portugais – et ils ne prennent pas part aux émeutes. Donc, il est clair qu’il s’agit d’une révolte avec un caractère ethnico-religieux.  » Et puis vient cette phrase un peu plus loin :  » Les gens disent que l’équipe nationale française est admirée par tous parce qu’elle est « black-blanc-beur ». En réalité, l’équipe nationale est aujourd’hui « black-black-black ».  » Véritable coup de tonnerre quand le Monde reprend l’interview.

Finkielkraut débarque au journal, il enrage, veut un rectificatif, affirme que jamais il n’a parlé comme ça. Ses amis se souviennent du message qu’il leur a laissé en début d’après-midi, la voix effondrée.  » Regarde le Monde.  » Sur le répondeur de sa femme, c’était des larmes. Le Mrap porte plainte pour incitation à la haine raciale. Une pétition circule signée par quelques figures parisiennes qui exigent qu’il soit écarté de l’antenne du service public. Dans les locaux de France Culture où il officie depuis dix-huit ans, c’est l’émoi, mais pas la curée. Un matin, Alexandre Adler termine sa chronique d’un :  » Si on décidait de renvoyer Alain Finkielkraut, nous serions nombreux à quitter cette antenne.  » David Kessler, alors patron de France Culture, l’assure qu’il n’y a aucun danger.  » J’ai dit ça pour t’aider « , lui répond Adler. Pas besoin. Les mails et les lettres qui affluent sont très largement favorables à  » Finkie « , pas forcément à ce qu’il dit mais à lui, sa présence, sa voix grave et traînante, sa passion du débat. Bruckner, poursuivant leur vieux débat sur l’amour, lui glisse tout de même qu’il n’aurait jamais dit ça s’il était sorti avec plus de Beurettes et de Blacks. Finkielkraut s’excusera, tout en maintenant qu’un montage de citation a fait de lui un odieux personnage :  » Je recherche la vérité et parfois, pour trouver le vrai, je crois devoir déchirer le rideau des discours convenus. Je le fais au risque de me tromper ; au risque aussi de susciter pour le peu de vérité que je découvre des haines inexpiables.  » Peu de temps après, il quitte l’antenne de Radio Communauté juive (RCJ) ou il animait une émission. Il calme le jeu. Mais le soupçon demeure qui fleurit encore abondamment sur la Toile : racisme

Jamais. C’est autre chose.  » Une vieille dame en colère « , écrit le sociologue Emmanuel Todd dans son dernier livre Après la démocratie. En bon républicain, fils de l’école laïque et fidèle d’Israël, il ne supporte pas ces enfants d’immigrés bruyants, revanchards et indomptables à l’école. Ils corrompent son idéal et son vieux monde. En haut de la rue Jean-Pierre-Timbaud, dans le Paris populaire, là où son grand-père avait ouvert la petite maroquinerie reprise ensuite par son père, il y a maintenant des magasins où l’on vend des djellabas, des voiles et aussi des burqas, une boucherie halal et un peu plus bas une mosquée.  » Preuve d’une immigration plus agressive que la mienne « , dit-il, oubliant qu’il y a là aussi des cafés bobos aux terrasses très courues. Il n’a plus aucune indulgence. La question sociale n’est pas la sienne.  » En quoi peut-elle expliquer le machisme qui sévit et le crachat qui se généralise dans les banlieues ?  » Il ne veut plus rien entendre des traumatismes de l’histoire. La repentance coloniale n’a, dit-il, produit que la haine de la France. Il ne veut pas se rappeler que les pères de ces enfants, arrivés il y a quarante ans, étaient durs à la tâche et silencieux. Pas s’attarder sur l’état des cités et leurs taux de chômage. C’est dissoudre l’injustifiable dans la recherche de causes. Il parle de mode de vie incompatible. De pogrom antirépublicain, hommage perpétuel à ses fantômes, et transformation des délinquants caillasseurs en hordes dangereuses. Du gauchisme, il garde le sens de l’anathème. Des cités, il ne raconte que ce qu’en dit la télévision. Il passe l’essentiel de ses journées chez lui à travailler et lire.

Finkielkraut, c’est une formidable intelligence, mais si inquiète,  » d’une inquiétude désespérée « , écrit Todd, que parfois elle s’enraye, et vire au manichéisme. Il est capable, pour Roman Polanski, de prendre le risque de ne pas être compris, d’expliquer sur les ondes que pédophilie et détournement de mineur, ce n’est pas la même chose, car le corps d’une jeune fille de 13 ans n’est pas celui d’une enfant, mais il perd toute nuance quand vient la question de l’identité. Il s’embrase. Le monde tel qu’il le raconte ne connaît alors plus le Nord et le Sud, les bonus des traders et les lâchetés politiques, les puissants sont épargnés, les amuseurs bien plus dangereux que les ministres dont ils ricanent. Le thème ethnique, explique Emmanuel Todd,  » est le couronnement doctrinal du pessimisme culturel français « . C’est peut-être même une pensée majoritaire. Il était logique que Finkielkraut s’en saisisse, logique aussi qu’il se sente quelques affinités avec Sarkozy. S’il fut l’un des premiers à railler ses footings, son Fouquet’s et ses yachts, c’était avec la sévérité du déçu, qui a peut-être bien voté à droite pour la première fois de sa vie.  » J’ai aimé sa campagne, l’énergie qu’il a insufflée, certains de ses discours comme la lettre à l’instituteur.  » Il aurait apprécié aussi que se poursuive le débat sur l’identité nationale.

IV – Finkielkraut

Il a 61 ans. A toujours sa mère. Un fils de 22 ans, qui s’est appelé Finkielkraut à l’école et l’a senti passer dans le regard de ses profs. Il aime le foot, fait du vélo avec André Dussollier :  » Il a la même rapidité d’esprit dans la drôlerie que dans le débat.  » S’il reconnaît avoir trouvé longtemps un certain plaisir romanesque à être seul contre tous, il l’a perdu.  » On m’a accusé de racisme. J’étais malheureux, en colère. Ce n’est pas pour autant que j’ai décidé de tenir ma langue. Mais la jubilation, c’est terminé.  » Trois ans plus tard, fin 2008, un décollement de la rétine tourne à la nausée, survient une hémorragie, on lui découvre un lymphome. Il perd la vue d’un oeil. Facture du soupçon ?  » J’ai vu l’effondrement venir, il ne dormait plus, il était égaré « , dit sa femme.

 » Moi, j’ai été proscrit comme Polanski « , a-t-il dit maladroitement lors d’une soirée de soutien au cinéaste. L’audience a trouvé ça maladroit. Il ne peut pas s’empêcher de faire corps avec ce qu’il défend. Il est allé le voir à Gstaadt à Noël, venu en délégation, il a enfilé comme les autres, des chaussons à tête d’animal pour rentrer au salon. Se sent-il vieux ?  » Je sais que je le suis. Mais je crois toujours que c’est une erreur. Je suis juste passé du conformisme à l’effort de penser par moi-même. « 

*Lire p. 92

Encadré(s) :

Bio express

1949 : naissance à Paris.

1973 : agrégé de lettres modernes.

1985 : devient professeur à l’Ecole polytechnique, chaire de lettres et sciences humaines ; commence à produire, sur France Culture, l’émission  » Répliques « .

1991-1992 : s’engage dans le débat autour de la guerre en ex-Yougoslavie en prenant fait et cause pour la Croatie.

2000 : fonde l’Institut d’études lévinassiennes à Jérusalem, avec Benny Lévy et Bernard-Henri Lévy.

À LIRE

Le juif imaginaire (1980), Points-Seuil Essais.

La sagesse de l’amour (1984), Folio Essais.

La défaite de la pensée (1987), Folio Essais.

Le Mécontemporain : Péguy, lecteur du monde moderne (1991), Folio.

Les battements du monde (2003), Hachette Littératures, coll.  » Pluriel « .

Un coeur intelligent (2009), Stock-Flammarion.

LIRE AUSSI :

La controverse improbable

La guerre des braves

© Judith Perrignon. 10 juin 2010

http://toutsurlachine.blogspot.com/2010/06/portrait-alain-finkielkraut-itineraire.html

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

Merci à Edith Ochs

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