Quand l’écho de la guerre en Ukraine rappelle d’autres barbaries. « L’indifférence » de Richard Rossin

Tant que la guerre avait le visage de tueries exotiques, on avait peu de mal en occident à en être indifférent ou à s’y habituer.

En 1994, au Rwanda des noirs découpaient à la machette d’autres noirs. Que des africains s’entretuent à la machette au  Biafra ou au Rwanda paraissait conforme à ce que nous pensions être dans l’ordre des choses. Au Darfour, en Erythrée, au Yemen, au Biafra, des tribus faisaient subir à d’autres tribus le prix de la vengeance. Certes,  en Europe, des milliers de musulmans bosniaques avaient été fauchés par la mitraille serbe, mais cette guerre avait encore des relents de conflits ethniques d’un autre temps. La CPI (la Cour Pénale Internationale) a depuis jugé quelques-uns des tueurs. Ces pratiques répétées depuis des siècles ont trop souvent été lues comme les effets de la colonisation occidentale sans que leur part proprement ethnologique soit prise en compte. Le rapport à l’histoire de l’esclavage a subi cette même lecture tronquée. Seul l’occident serait coupable : la traite arabo musulmane, la capture d’africains par d’autres africains pour les vendre aux arabes ou aux européens est peu présente dans l’histoire officielle.

Depuis que les bruits et les images de la guerre se sont rapprochées de nos espaces, plus tempérés de l’Ouest de l’Europe, voilà qu’une sourde inquiétude envahit nos esprits. Ces familles qui fuient, ces enfants qui se terrent nous ressemblent, ils pourraient être nôtres. Avant le début de l’attaque russe, les rues de Kiev avaient une allure familière, elles ressemblaient à chacune des rues d’une Europe paisible achetant ses Mac Do ou ses fringues chez Benetton. Ceux que l’on voit à la télévision paraissent être des voisins qui nous ressemblent.

Depuis soixante-dix ans l’Occident s’était habitué à la paix en Europe. Nos esprits gavés de consommation frivole n’avaient de la guerre que ses représentations. Serions-nous en manque d’horreurs telles que celles habituellement réservées au Darfour, en Somalie, au Mali, au Rwanda ? Le bruit des bombes en Ukraine vient souffler à nos oreilles la fin d’un privilège, celui de regarder la mort des autres depuis notre fauteuil de voyeur. Voilà que notre indifférence se tétanise à la vue de l’Ukraine ravagée. Est-ce le malheur du peuple russe, jamais sorti de l’oppression, qui est à l’origine de son effet meurtrier ? On lit de multiples interprétations psychanalytiques  de la pensée de Poutine, pour attribuer à sa paranoïa mélancolique la raison de sa politique ravageuse. Cette folie, le monde en avait déjà fait l’expérience, avec Hitler autant qu’avec Staline.

La dévastation de l’Ukraine occupe tout notre espace tandis que d’autres tueries de masse ont lieu là où la télévision n’accède pas. Les avancées du Mal sont multiples : au Tibet c’est l’ethnocide d’un peuple que la Chine poursuit.

Il n’est pas donné à tous d’échapper à cette position ; faire le choix d’aller regarder le Mal au fond des yeux. Bernard Henri Lévy a fait depuis longtemps le choix du témoignage, d’aller y voir de plus près et de rapporter ce qu’il a vu. En Afghanistan, au Pakistan, en Bosnie, au Kurdistan, BHL paie de sa personne et tente d’interpeller nos indifférences. Son style exaspère certains, mais que dit cette exaspération sinon prendre ce prétexte comme alibi de notre impuissance.

Richard Rossin fit aussi ce choix, celui d’affronter les barbaries nouvelles, de porter assistance à ces victimes oubliées, de témoigner des horreurs vues. L’ancien président de Médecins sans frontières fit le choix de l’action contre « l’indifférence » « et autres saloperies »(1) L’écho de ce livre au moment même où la guerre déchire l’Est de l’Europe prend une toute autre ampleur. Ces terres de sang, pour reprendre les mots utilisés par Timothy Snyder pour nommer l’Est de l’Europe, retrouvent ces lieux que le nazisme ou le stalinisme n’avaient pas suffisamment gorgés du sang de leurs massacres.

Comment affronter le Mal alors qu’on est soi-même né après cette nuit nazie  dans le XXe? Est-on vraiment sorti de la nuit après mai 1945, après la libération des camps, après le procès de Nuremberg ? En 68 et les années qui suivirent, les enfants du « plus jamais ça », ceux du baby boom, ceux des trente glorieuses, jouèrent à la guerre, frustrés d’être nés après. On s’y inventa des Résistances par procuration, des révolutions imaginaires, grimant De Gaulle du masque de Hitler, comme les révolutionnaires des Beaux-Arts en mai 68 eurent le mauvais gout d’en créer l’affiche. Cuba, Algérie, Vietnam, Palestine furent autant de décors substitutifs pour ceux qui étaient en quête d’un illusoire avenir radieux.

Tous n’eurent pas le même itinéraire, mais il fallut du temps pour sortir de l’illusion. Richard Rossin fut de ceux qui décidèrent de prendre le parti des victimes du communisme tiersmondiste. L’épopée des french doctors à bord de l’Île de lumière parti repêcher les boats people en mer de Chine, avec Bernard Kouchner et quelques autres, témoigne de cette lucidité. Des personnes issues des diverses extrême gauche révolutionnaire réinvestirent leur énergie et leu esprit militant dans Médecins du monde ou Médecins sans frontières, car leur conscience dictait leurs choix. Plutôt que de suivre un plan de carrière tout tracé, plutôt que de devenir un mandarin médical, ou un mandarin universitaire, ils ont choisi de s’engager, de se confronter à la réalité du Mal. L’action concrète fut la ligne de séparation entre les rhéteurs, les voyeurs et les passeurs à l’acte.

Richard Rossin appartient à cette dernière catégorie et c’est au Darfour, au Sud Soudan que ce chirurgien orthopédiste fit le choix de mettre en pratique ce qu’il avait appris puis enseigné à la faculté de médecine. Son livre est un témoignage sur les multiples horreurs rencontrées autant qu’un appel à la lucidité. Il dit ce parcours étrange qui sonne comme un bilan de vie, comme une quête de vérité. Les récits multiples qui constituent ce livre prennent Caïn à témoin pour naviguer entre les âmes humaines. Dépourvu de toute illusion, de tout récit salvateur, Rossin boucle sa boucle, les yeux grands ouverts, sans enchantement mais avec la poésie comme filtre apaisant.

 Aujourd’hui c’est en Israël qu’il a posé sac à terre pour y retrouver un ancrage symbolique autant qu’une paix intérieure. C’est sans aucun doute sur cette terre que ce juif errant a trouvé sa meilleure place.

  • L’indifférence et autres horreurs – Sous l’oeil de Caïn, récits ; Et la parole de Caïn, réflexions. Edition Balland

© Jacques Tarnero

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