Un jour que nous étions assis autour de sa table, à Jérusalem, le regretté André Néher nous raconta l’anecdote suivante :
Je descends toujours à la même heure, tôt le matin, pour me rendre à la synagogue et je croise régulièrement le balayeur de rue, toujours le même et toujours au même endroit.
Bien entendu, à chaque fois que je le croise, je lui lance un « boker tov » dans un grand sourire (Néher est un juif alsacien et, comme vous le savez, ceux-ci sont des champions de la politesse!).
Un soir, on me demande de passer à la télévision . Nous sommes la veille de Yom Yeroushalayim, je viens de sortir mon livre « Dans tes portes, Jérusalem » et on me demande de parler de … Jérusalem, bien sûr.
Le lendemain, mon balayeur de rue répondit ainsi à mon « boker tov »:
« Dis-moi, je ne savais pas que tu étais professeur, me dit-il en séparant bien les syllabes du « pro-fes-sor ». Bravo pour l’émission, tu parles formidablement bien de Jérusalem. Mais moi, rajoute-t-il avec fierté, moi, je la nettoie ! »
Néher, en vrai amoureux de la Ville Sainte, avait beaucoup d’admiration envers cet anonyme balayeur pour qui l’amour de Jérusalem n’était pas platonique!
Ce livre dont nous parlait Néher s’ouvre par un rappel littéraire qui en dit long sur la place qu’occupe notre capitale dans la conscience universelle: dans un passage émouvant des « Frères Karamazov« , Dostoïevski raconte comment le petit Ilioucha qui va mourir propose à son père, le capitaine Sniéguiriov, une ultime consolation : « Quand je serai mort, prends un bon garçon, un autre; choisis le meilleur d’entre eux, appelle-le Ilioucha et aime le à ma place… » Mais Sniéguiriov s’écrie d’un ton farouche, en éclatant en sanglots : « Je ne veux pas de bon garçon, je n’en veux pas d’autre… Si je t’oublie, Jérusalem, que ma langue reste attachée… »
Et Neher de commenter: « Ainsi, l’auteur russe, nourri de Bible, a-t-il admirablement exprimé l’idée qu’aucune chose au monde ne saurait évoquer le thème de I’ « Irremplaçable » autant que Jérusalem. Or, cet entrelacement de Jérusalem et de I’ « Irremplaçable », aucune conscience humaine ne le ressent avec autant de force obstinée et de poignante évidence que la conscience-même qui en fit la découverte sur les bords des fleuves de Babylone et qui, depuis, sans interruption, ni suspension, ni pause, ni parenthèse, l’éprouve, le proclame, le chante et le crie tout au long de l’histoire : la conscience juive.
Car la conscience chrétienne a trouvé, très tôt, une autre Jérusalem à Rome et au Ciel ; la conscience musulmane, elle aussi, en a, dès son éveil, construit une autre à La Mecque et à Médine ; et la conscience agnostique, enfin, en a édifié d’autres à Paris, à New York, à Moscou ou à Pékin.
Seuls les Juifs
Seuls les Juifs, bien avant qu’il n’y ait des Chrétiens, des Musulmans, des fidèles d’un troisième testament, ont refusé d’en vouloir une autre, et, depuis, avec une constance aussi farouche que celle de Sniéguiriov, persistent dans leur refus de remplacer Jérusalem, fût-elle ruine et poussière, par une autre Jérusalem, fût-elle céleste ou édénique.
« Combien de fois, sur la longue route qu’Israël a dû suivre aux 4 coins du monde, a-t-on essayé de lui faire renoncer à son « Irremplaçable » ? Comme les amies de la bien-aimée du Cantique des Cantiques qui tentent de lui faire entendre raison: « Mais qu’a-t-il donc de plus que les autres, toi qui es la plus belle des femmes? » et qui refuse sans cesse de devenir raisonnable.
Fidèle, elle attend son retour, fidèle, elle sait qu’elle retrouvera sa Jérusalem.
Elle devra attendre 1897 ans, du 10 Av 70 au 28 Iyar 1967 pour y revenir enfin!
Et ces retrouvailles ne plaisent pas à tout le monde. Le roi de Jordanie, le fils de celui qui, violant ses engagements, avait interdit pendant 19 ans aux Juifs l’accès à leur vieux Mur, rêve toujours de transformer Jérusalem en ville arabe, les européens nient tout lien entre le Mont du Temple et le peuple juif et le président américain « recommande » au gouvernement de ne pas « provoquer’ les arabes en laissant prier les Juifs sur leur lieu saint!
Mais tous ces grands donneurs de leçon ne parviendront jamais à éteindre l’amour enfoui au plus profond des cœurs des balayeurs de rue de Jérusalem et des Juifs du monde entier!
Un amour qui a survécu si longtemps à tant de déceptions et à tant d’espoirs, à tant de tentations et à tant de persécutions, qu’il en est sorti immunisé.
Comme l’explique Neher : »Et maintenant que cette route m’a ramené à Jérusalem, maintenant que cette route a pour nom Israël, et qu’elle existe, là-bas, édifiée, bordée de larmes et de rires, d’arbres et d’êtres humains aussi nombreux que les millions d' »Irremplaçables » qui n’avaient d’autre nom sur leurs lèvres en vivant et en mourant que celui de Jérusalem, maintenant que Jérusalem n’est plus le symbole de l' »Irremplaçable », mais qu’elle en est la réalité, maintenant vous voudriez que moi, Juif, j’en aime une autre, j’en veuille une autre, j’en accepte une autre? »
Les chants et les clameurs de joie qui retentissent chaque année dans les rues de Jérusalem retrouvée sont la garantie qu’elle restera pour toujours « l’irremplaçable » capitale de notre peuple.
© Elie Kling
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