« J’avais 20 ans » : Pauline Bebe, devenue en 1990 la première femme rabbin de France, raconte sa jeunesse dans une famille juive parisienne et sa formation de cinq ans entre Londres et Israël.
On lui a demandé quand elle avait 20 ans, mais elle a préféré ne pas donner son âge. Peu importe : Ordonnée ordonnée en 1990, à l’âge de 25 ans, Pauline Bebe a été la toute première femme rabbin de France. Maintenant, il y en a cinq. Un peu rebelle, elle a tenu bon face au sexisme qui aurait pu lui barrer la route ; sa volonté était plus forte que tout.
Un matin d’avril, nous avons rencontré Pauline Bebe au milieu de ses livres, dans son bureau de la Communauté Juive Libérale d’Ile-de-France (CJL, Communauté Juive Libérale d’Ile-de-France) au cœur du 11 e Arrondissement de Paris. Le mouvement libéral ou réformateur, dominant dans le monde anglophone mais minoritaire en France, promeut une vision plus ouverte du judaïsme : les femmes sont censées avoir autant de droits que les hommes, alors que les traditionalistes et les orthodoxes estiment que leur confier le rabbinat viole la loi juive.
Créé en 1995, le CJL accueille aujourd’hui plus de 500 familles au Centre Maayan, dans un esprit à la fois cultuel et culturel. Entre club de bridge, ateliers de philo, concerts, cours d’hébreu et de judaïsme, assistance informatique et mariages, les activités sont nombreuses, tant qu’elles portent sur la communication, pièce maîtresse de la vie du rabbin.
Après avoir enseigné au Collège des Bernardins, elle enseigne aujourd’hui à Sciences Po Paris. Elle a cofondé le programme Emouna, le grand rassemblement des religions où se retrouvent prêtres, imams, pasteurs, rabbins et moines bouddhistes. Pauline Bebe porte une kippa. Elle se pare toujours de couleurs, car, dit-elle, « le judaïsme est joyeux ».
Dans quel univers avez-vous grandi ?
Dans un milieu juif français ashkénaze et sépharade, non pratiquant, mais avec une identité juive très prononcée. Nous vivions dans le 17 ème arrondissement de Paris. Mon père était pédiatre. Ma mère avocate. Quand, avec mon frère aîné, nous avons été en âge de poser des questions sur le judaïsme, mes parents ont cherché la seule synagogue réformée qui existait à l’époque : celle de la rue Copernic, dans le 16e arrondissement . C’est là que nous avons fait nos premiers pas. J’avais 9 ans. Nous y sommes allés tous les mardis soir.
J’ai tout de suite été intéressé par ce que j’étudiais. A 13 ans, on fête la majorité religieuse : j’ai été la première d’une nouvelle communauté réformée, de la rue Copernic, à célébrer ma bat mitzvah [l’équivalent de la bar mitzvah pour les filles]. Peu de temps après, vers l’âge de 14-15 ans, mon désir d’être rabbin s’est manifesté. J’étais passionné par les textes juifs, l’étude et la discussion. Je savais que c’était là que je voulais aller.
Avez-vous été prise au sérieux ?
Plus ou moins! Théoriquement, j’étais dans une communauté égalitaire puisque le judaïsme réformé, né au siècle des Lumières, affirmait l’égalité totale entre les hommes et les femmes. Mais ce n’était pas le cas en réalité, puisqu’il n’y avait jamais eu de femme rabbin en France.
Quand j’ai reçu mon bac à 16 ans, je suis parti en Angleterre. J’y ai rencontré une femme rabbin et j’ai fait mes premières recherches au Leo Baeck College de Londres – la seule institution rabbinique européenne réformée où je pouvais m’inscrire – pour savoir quelle formation je devais suivre pour devenir rabbin à mon tour. Puisqu’une licence était nécessaire, après mon cursus préparatoire, je me suis inscrite en double licence, en anglais à l’université de Nanterre et en hébreu à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). et Civilisations).
J’ai aussi passé le BAFA (diplôme d’animateur de jeunesse) pour être animatrice et je suis allé dans un camp d’été juif aux États-Unis. C’était ma première expérience du judaïsme réformé américain, qui était déjà extrêmement fort. J’ai demandé autour de moi pour savoir comment c’était là-bas pour les femmes rabbins. On m’a dit : « Oh, mais il n’y a pas de problème ! »
Que pensaient vos parents de votre idée de devenir rabbin alors qu’aucune femme ne l’avait jamais été en France ?
N’étant pas particulièrement religieux, ils ont d’abord été surpris ! Ils avaient peur des difficultés. Mon père m’a dit : « Tu vas devoir soulever des montagnes. Mais il n’était pas question qu’ils m’empêchent de faire ce que je voulais faire, si c’était ma passion. L’éducation a toujours été très importante dans ma famille. C’était important de réussir et de choisir le métier qui nous plaisait.
« Être rabbin, c’est se donner aux autres, une idée avec laquelle j’ai grandi »
Avec le recul, je me rends compte que mes deux parents étaient au service des personnes dont ils s’occupaient : Mon père dormait avec le téléphone au pied du lit et se levait au milieu de la nuit pour rendre visite à des parents anxieux. Ma mère était aussi toujours au service de ses clients. Au final, c’est ça être rabbin : se donner aux autres, une idée avec laquelle j’ai grandi.
Quelle était la relation de vos parents avec le judaïsme ?
Ils étaient juifs et c’était important, mais la culture française aussi. C’était être juif, mais s’intégrer. L’ombre de l’Holocauste pesait lourdement ; une grande partie de la famille de mon père y était morte. Mes parents eux-mêmes ont vécu la guerre. Ma mère allait de village en village dans le sud de la France, se cachant avec ses parents, incapable d’écrire son nom sur ses cahiers. Mon père était caché par une famille catholique du Sud-Ouest. Ils en ont tous les deux été traumatisés. Ils avaient peur de dire qu’ils étaient juifs et peur que nous, enfants, le disions aussi. Parce que, pour eux, dire que nous étions juifs, c’était risquer la mort.
Quels souvenirs gardez-vous de vos années scolaires ?
Mon année préparatoire a été extraordinaire. J’étais au lycée Lamartine, dans le 9 ème arrondissement, avec des professeurs du (prestigieux lycée) Henri-IV. Nous étions dans un petit cocon avec peu de concurrence. C’est cette année-là que j’ai appris à vraiment travailler et à accepter l’idée qu’on ne peut pas tout faire : c’était une belle préparation au rabbinat ! Je me suis fait des amis que j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui. J’ai aussi développé un amour pour la littérature et la langue françaises.
A 18 ans, j’ai obtenu mon permis de conduire. Sans cela, il aurait été impossible de faire un double diplôme à l’époque. J’avais l’habitude de prendre ma petite Renault 5 cabossée pour aller en cours de Clichy à Nanterre ! Je prenais des cours partout. Huit heures par semaine, j’ai également suivi le cours d’études juives avancées à l’Ecole Normale Israélite Orientale, avec des professeurs qui m’ont beaucoup marqué, dont le (futur) grand rabbin Gilles Bernheim et le philosophe Maurice -Ruben Hayoun. J’ai moi-même enseigné juste après ma bat mitzvah, avant de devenir, très jeune, directeur d’un Talmud Torah dans l’Est parisien.
Vous avez donc commencé vos études rabbiniques à l’âge de 20 ans.
Oui, de 20 à 25 ans ; deux ans à Londres, deux en Israël et un de plus à Londres. Ce furent cinq années à la fois compliquées et exaltantes. Je savais que j’avais choisi le bon chemin. J’ai eu une formation assez extraordinaire qui mêlait théorie et pratique. Chaque Shabbat, je me rendais dans différentes communautés pour apprendre différentes choses. J’ai été placé comme étudiant rabbin dans la communauté de Cardiff au Pays de Galles et à Southport dans le nord de l’Angleterre.
Mais ma famille me manquait et je me sentais comme un étranger. Le judaïsme y était différent, avec très peu d’apport du monde séfarade. C’était aussi difficile à cause de la langue, notamment d’intégrer la dimension psychologique du métier rabbinique : Même quand on parle couramment, ce n’est pas facile d’exprimer des choses intimes. J’étais perdu dans les dictionnaires, perdu dans la traduction.
Et en Israël, qu’avez-vous ressenti ?
C’était déjà plus proche de la culture française parce qu’il y avait ce mélange ashkénaze et sépharade. J’ai étudié avec des Américains. C’est là que j’ai rencontré mon mari (le rabbin Tom Cohen, qui dirige la communauté internationale réformée à Paris) avec qui nous avons maintenant quatre enfants. J’ai fait beaucoup de progrès en hébreu là-bas. J’ai eu la chance de connaître ce pays multiculturel – une expérience précieuse pour comprendre le lien particulier des Juifs français à Israël. Pendant ce temps, j’ai poursuivi mon master à l’INALCO sur l’attitude du judaïsme face au prosélytisme et à la conversion, avant de faire une thèse rabbinique sur l’éthique du langage.
Vous avez vécu une jeunesse très studieuse. Aviez-vous d’autres passions ?
C’était intense mais très joyeux ! Après mon séjour aux États-Unis, j’ai appris à jouer de la guitare pour devenir un leader de la chanson et impliquer les gens dans la musique. Comme beaucoup de rabbins américains, je dirige toujours des services pour enfants à la guitare. A part ça, j’avais une vie étudiante normale : je sortais, je voyais des amis, j’allais au théâtre et au cinéma, dansais et dessinais.
Qu’avez-vous ressenti à l’idée d’être la première femme à occuper un poste d’homme ?
Je n’ai jamais voulu devenir une « femme rabbin ». J’étais une femme et je voulais devenir rabbin, c’est tout. Ce n’était pas un problème pour moi. J’ai une vision non genrée de l’humanité. Aujourd’hui encore, cela m’étonne encore que ce soit un sujet en France. Comme chacun de mes collègues, je ne féminise pas le titre : la vraie égalité sera quand, indifféremment, un homme ou une femme pourra l’assumer. De plus, nous respectons le terme rabbanit , donné à la femme d’un rabbin masculin. Les femmes rabbanit accomplissent souvent de nombreuses tâches aux côtés de leurs maris rabbiniques.
« Ils m’attendaient. Il fallait que je sois imbattable »
Bientôt, on m’a demandé d’écrire sur le judaïsme réformé et aussi sur les femmes. Je suis devenu un expert sans le vouloir. Ils m’attendaient. Je devais être imbattable. Toutes les femmes pionnières dans les métiers d’hommes le disent : il s’agit de comprendre que l’hostilité des gens n’est pas personnelle, mais dirigée contre ce que l’on représente. Une fois cette étape franchie, les choses s’améliorent !
Ce patriarcat remonte à des milliers d’années. Je peux comprendre la surprise des gens quand ils voient que le rabbin est une femme. Quand ils sont enfin convaincus, pour moi c’est un cadeau. Une fois le petit choc intérieur surmonté, leurs préjugés peuvent être remplacés par des idées égalitaires.
Il fallait être un peu rebelle pour se lancer à 20 ans.
Je l’ai certainement fait. Quand on me demande des conseils pour les jeunes, je dis : « Bouchez-vous les oreilles ! En plus des insultes, beaucoup de gens m’ont dit : « Tu n’y arriveras jamais ! Face à cela, il faut avoir un fort caractère et en effet, être résilient et rebelle, mais, quand on est juif, on l’est déjà quand même ! C’est dans notre théologie : face à la tyrannie, idéalement, il faut se rebeller. C’est ce que nous enseignons à nos enfants.
Une partie de la jeunesse semble s’éloigner de la religion. Que pensez-vous de ça?
Dans ma communauté, toutes les activités sont inclusives, pour tous les âges. Les aînés doivent apprendre des jeunes et vice versa. Par exemple, le Shabbat, nous faisons la liturgie sur de la musique rock. Il faut savoir s’adapter aux jeunes, créer des environnements où ils se sentent bien.
Dans chacun de mes discours de bar et de bat mitzvah, les adolescents sont au centre de la cérémonie. Je leur demande ce qui les intéresse et on fait des liens avec le foot, le rap, les séries télé ou les mangas. J’essaie d’entrer dans leur monde pour qu’il n’y ait jamais de décalage entre leurs intérêts et ce que nous faisons. Il n’est pas difficile de mettre nos textes à la portée des préoccupations des jeunes, car ils sont incroyablement modernes.
Avec le recul, diriez-vous que vos 20 ans étaient votre meilleur âge ?
Vingt ans, c’est toujours un rêve, mais je pense que nous sommes aussi vieux que nous voulons l’être. Je me donne autour de 36-38 ans ! Comme ma mère, je ne dis pas mon âge réel, mais vous pouvez le calculer [sa page Wikipedia indique 57]. Je trouve qu’on juge notre âge, comme si on avait un prix ou une étiquette en fonction du nombre donné. Les gens sont avant tout des âmes : une personne âgée peut être moderne ou révolutionnaire, et un jeune ultraconservateur. Il est important d’être bien là où l’on est, de ne pas rester coincé dans la nostalgie d’un paradis perdu.
© Léa Iribarnegaray
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