La Page de Léon Ouaknine. Nous partîmes en janvier 1948 pour ce qui s’appelait encore « la Palestine »

Léon Ouaknine

La création de l’État d’Israël ne se fit évidemment pas dans la douceur et l’harmonie. Y a-t-il un seul État au monde qui ne naquit pas dans la douleur et la fureur de la guerre ?

Voici quelques souvenirs d’un enfant de 5 ans de ce moment-là où Israël fit son retour dans le concert des Nations.

Je tiens à souligner s’il en était besoin que la résurgence de l’État juif en ses terres ancestrales était une nécessité historique, quelles qu’en furent les souffrances des uns et des autres.

Notre départ du Maroc en septembre 1947 pour la Palestine fut une décision de mes parents, prise à la suite d’une agression par des Arabes dont je fus victime (une oreille à moitié tranchée) à l’âge de 4 ans à Casablanca…

Nous partîmes en janvier 1948 du camp d’Arenas près de Marseille pour ce qui s’appelait encore la Palestine. Le voyage sur une mer houleuse dura quelques jours et fut apparemment difficile, selon ma mère. Nous arrivâmes de nuit pour mouiller au large de Hedera, un petit port côtier situé entre Tel-Aviv et Haïfa. Nous fûmes chanceux car Léon Harroch, le frère de ma mère et imitateur en tout de ce qu’elle faisait, embarqua également pour Israël quelques semaines plus tard avec sa famille. Mais leur navire fut arraisonné par la marine britannique et détourné sur Chypre. Ils furent contraints de rester là-bas plusieurs mois avant de pouvoir rejoindre Israël.

Quant à nous, notre débarquement devait évidemment se faire clandestinement, pour nous éviter un sort identique, parce que le pays était encore, pour quelques mois, sous mandat britannique. Les barques nous amenèrent près de la plage, dans le noir complet, et nous dûmes patauger quelques minutes dans l’eau avant de marcher sur la terre ferme.

Des agents de la Sohnut nous attendaient et nous emmenèrent dans des logements provisoires, dans la petite bourgade d’Hedera.

Quelques jours après, on nous convoya vers Haïfa où des baraquements en dur nous attendaient. Nous y demeurâmes jusqu’en mai 1948. Là également, la nourriture et tout le reste étaient rationnés. La vie était difficile, incertaine, en attente. L’inquiétude et même l’angoisse taraudaient ma mère, car la guerre ouverte allait se déchaîner immanquablement.

Du haut de mes 5 ans, je ne comprenais pas les discours cachottiers de mes parents où le mot « guerre » revenait souvent. Cela peut surprendre aujourd’hui, mais gamin, venant du Maroc, je n’avais jamais vu de film de ma vie, même au cinéma et encore moins, évidemment, à la télévision qui n’existait pas encore. Je ne savais pas lire et je ne découvris les illustrés que quelques mois plus tard. Quant à la radio, je la connaissais, j’écoutais parfois les chansons diffusées, mais les discours m’étaient incompréhensibles. Bref, j’aurais été, selon les critères de mes petits-enfants, parfaitement ignare.

La proclamation de l’indépendance eut lieu le 14 mai 1948. Elle créa une panique monstre chez les Arabes, en particulier à Haïfa, où nous campions. Haïfa est une très belle ville portuaire où résidaient de nombreux Arabes, contrairement à Tel-Aviv, habitée quasi exclusivement par des Juifs. La terreur s’empara des Arabes de Haïfa et ils fuirent la ville et le pays en masse.

Un chapitre horrible de la guerre s’écrivit : à peine les maisons et appartements se vidaient-ils de leurs occupants arabes qu’ils étaient réquisitionnés par la Sohnut. Par « réquisitionnés », j’entends une pure et simple prise de possession, quel qu’en soit l’habillage légal en vertu des lois de la guerre.

Mon père fit comme d’autres. Il trouva d’abord un magasin qu’il s’appropria pour y installer ses outils d’électricien. Il choisit ensuite, dans un bel immeuble au 22 rue Allenby, rue calme et arborée, un luxueux appartement dont le propriétaire était médecin, appartement avec quatre chambres à coucher, un vaste salon toujours pourvu de ses meubles. Il restait même des costumes accrochés dans la penderie. Il informa la Sohnut ou les autorités locales de sa prise de possession et s’y installa.

Je ne sais pas exactement quelles sont les lois régissant le contrôle des biens ennemis laissés vacants dans un territoire disputé, ni quel rôle les autorités juives de l’époque jouèrent dans l’attribution de ces logements vides aux nouveaux venus. J’ignore également comment elles officialisèrent les droits du nouvel occupant; toujours est-il qu’elles vinrent trouver mon père, trois ou quatre semaines après sa prise de possession, pour lui dire qu’une erreur avait été commise, qu’il ne pouvait donc pas rester dans cet appartement, car il avait déjà été promis à un médecin polonais. Les responsables lui dirent qu’ils lui trouveraient un autre appartement. Cela puait la discrimination à plein nez, car le médecin polonais en question, accompagnant les policiers, par un hasard extraordinaire, se trouvait au camp de réfugiés d’Arénas en même temps que nous et avait fait le voyage dans le même navire que nous. Mon père s’opposa violemment à un tel traitement, batailla, menaça. Comme nous nous étions déjà bien installés dans l’appartement, que nous avions procédé comme les autres, que les autorités locales avaient été dûment avisées et qu’au surplus, ma mère, enceinte de cinq mois, et ses trois enfants ne le quittaient pas une seule seconde, les autorités furent embarrassées. Elles auraient été obligées d’utiliser la force pour nous évincer au profit de quelqu’un qui n’avait manifestement aucune antériorité sur nous.

L’idée qu’un aussi bel appartement puisse échoir à un mizrahi (juif oriental) était néanmoins insupportable pour les responsables ashkénazes chargés de placer les réfugiés européens. Aussi, finalement, proposèrent-elles un compromis. L’appartement serait divisé en deux, des cloisons érigées, la cuisine et les toilettes seraient communes, la famille du médecin polonais cohabiterait avec la nôtre.

Mon père accepta, ulcéré, en réalisant avec stupéfaction qu’il avait eu du sionisme une image tronquée : si tous les Juifs étaient égaux, les ashkénazes l’étaient plus que les Juifs orientaux ou mizrahi, comme on les appelait en Israël. Bien entendu, à mon âge, le sordide marchandage entre deux Juifs, l’un sépharade, l’autre ashkénaze, qui se disputaient un logement appartenant à un Arabe absent, était hors de mes préoccupations.

J’ose espérer, que si à cinq ans et demi j’avais été en mesure de comprendre, s’approprier ainsi le bien d’autrui m’aurait révulsé. 64 ans après les évènements, je ressens toujours l’obscénité d’une telle action. Même si la dépossession de près d’un million de Juifs, provenant des pays musulmans, de tous leurs biens, fut encore plus massive, même s’il ne reste pratiquement plus de Juifs dans les pays musulmans alors que les Juifs peuplaient ces contrées longtemps avant les Arabes, cela n’excusait pas que les Juifs fassent de même.

En même temps que je dis cela, je réalise à quel point cette position est abstraite, totalement déconnectée des réalités en temps de guerre, quand la haine appelle la haine. La morale est oublieuse des réalités historiques et s’éclipse assurément durant les conflits. Aucun pays au monde, absolument aucun, ne s’est constitué sur autre chose que la spoliation des précédents envahisseurs.

Sans vouloir défendre à toute force Israël, rappelons que les Juifs occupèrent ce pays des millénaires avant les Arabes et – pour paraphraser les dires d’un Juif célèbre – « Que la nation qui n’a jamais pêché lui lance la première pierre ».

Ce n’est sûrement pas aux Arabes et aux musulmans en général à donner des leçons de vertu. L’islam s’est répandu, au départ, en subjuguant d’immenses territoires et leurs populations, uniquement par la force de l’épée. Ce n’est pas, que je sache, par l’opération du Saint-Esprit que la cathédrale Sainte-Sophie se transforma en mosquée quand les Turcs conquirent Constantinople en 1453, mettant fin à l’Empire byzantin. Celui-ci comptait une importante population chrétienne, combien en reste-t-il aujourd’hui ? Aucun ! Aujourd’hui-même, l’ensemble du monde arabe se vide de ses chrétiens, soumis à un harcèlement incessant et des politiques de plus en plus discriminatoires. Non, les Arabes musulmans ne peuvent pas se poser en victimes, réclamer justice et occulter, en même temps, leur histoire de conquêtes militaires et le rôle de bourreau qu’ils endossent sans état d’âme vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur foi. Aux crimes des uns répondent les crimes des autres. Le fait que ces crimes remontent à plusieurs siècles ne les rend pas plus acceptables, sinon on doit se poser la question suivante : la légitimité dépendrait-elle de la patine du temps ?

Je n’ai pas la prétention de savoir quelle est la juste voie, comme beaucoup, je reste déchiré par l’injustice foncière de l’Histoire des hommes.

Au-delà de ces questions éthiques, la bataille pour l’appartement fut symptomatique d’un autre mal pernicieux qui germa dès la naissance d’Israël. Mal dont l’ampleur allait secouer, quelque vingt ans plus tard, l’État et la nation elle-même, avec le ras le bol des Juifs marocains face à la discrimination et à la morgue des ashkénazes. Un mouvement, modelé sur celui des Panthères noires américaines, prit naissance dans les années 70, dirigé par Saadia Marciano. Les Juifs marocains ne toléraient plus d’être devenus les Schwarz des ashkénazes. La situation était d’autant plus ironique que les dirigeants ashkénazes du pays étaient d’obédience socialiste, et qu’en dépit de leurs idéaux d’égalité, ils avaient conforté la discrimination au sein du peuple juif rassemblé. Entre mon père et le Polonais, il ne s’agissait pas d’une simple erreur bureaucratique mais de l’exercice quasi nu d’un pouvoir discriminatoire, de la prédominance d’un groupe sur un autre, basé sur l’appartenance ethnique et culturelle. Mon père, qui ne supportait au Maroc ni les relents de dhimitude ni les regards hautains et condescendants des notables du mellah, retrouvait en Terre promise une injustice inacceptable : car pour les Juifs ashkénazes, un Juif marocain, même avec un certificat d’études primaires, demeurait essentiellement sans éducation ni culture, à peine, de leur point de vue, une coche au-dessus de l’Arabe.

Alors qu’au Maroc, mon père voulait éliminer de son identité l’étiquette marocaine et se définir uniquement comme Juif sioniste, il découvrit qu’en Israël, il était Juif certes, mais avec un qualificatif méprisant, « Juif marocain ».

Bien qu’il n’y eût pas encore en 1948 d’afflux massif de Juifs orientaux, la politique de peuplement de l’État était déjà claire. Les immigrants d’origine européenne seraient accueillis dans les villes développées et les kibboutz situés dans le nord et le centre du pays, tandis que les orientaux iraient vivre dans des campements provisoires sur l’emplacement des nouvelles villes à construire, situées dans des régions semi-désertiques mais stratégiques pour l’État. Les autorités ashkénazes prévoyant pour les mizrahi un avenir d’agriculteurs, alors que dans leur immense majorité, ceux-ci ne connaissaient rien à la terre, ayant été plutôt des artisans et des marchands dans les pays arabes.

Cette politique de discrimination, non officielle mais réelle, créa une cassure morale dans le pays entre les deux grandes branches du judaïsme. Qu’un groupe ethnique se pense supérieur à un autre soit d’une triste banalité dans l’histoire de l’humanité, est une évidence, mais que cela arrivât entre Juifs, si tôt après l’holocauste et en situation de guerre, était inattendu. Mon père en fut profondément choqué.

Ces questions éthiques n’étant pas encore de mon ressort, je vécus cette période comme une succession de moments étranges et de gestes bizarres. Tout d’abord, on m’envoya à l’école où la principale activité consistait à maîtriser les rudiments d’une nouvelle langue, l’hébreu. Je n’ai pas dû beaucoup travailler, car les bribes que j’apprenais n’ont pas réussi à s’incruster dans ma cervelle. Par contre, je me rappelle comme si c’était hier le chemin que je prenais pour aller chaque jour à l’école. C’était à cinq minutes de marche et j’y allais seul. La rue longeait des villas, quelques immeubles de trois ou quatre étages. Il y avait également des trouées de champs, de vergers ou de terrains vagues. Durant les premiers mois, je vis plusieurs fois de longues colonnes de soldats arabes avançant les doigts entrecroisés sur leur tête et quelques soldats israéliens, avec leur mitraillette à la main, guidant les prisonniers vers un lieu de détention. Je n’ai jamais compris comment on a pu me laisser aller seul à l’école par ces temps troublés. Certes, mon père partait très tôt travailler dans son magasin de petit entrepreneur électricien. Et ma mère, enceinte, qui devait s’occuper de deux enfants plus jeunes, pensait sûrement que le chemin était sécuritaire, malgré l’état de guerre. Plus tard, elle se lamenta rétrospectivement de cette lacune dans son devoir de surveillance. Personnellement, j’adorais ce vagabondage matinal, je regardais les soldats marcher, en plus, certains étaient des prisonniers, il y avait de quoi enflammer mon imagination.

La guerre était omniprésente mais nous n’avons jamais vu aucun combat. La nuit, le blackout était de rigueur, nous devions coller du papier noir sur toutes les fenêtres pour réduire la luminosité car il y avait, de temps à autre, des avions qui survolaient Haïfa. Lorsqu’on entendait le vrombissement des moteurs d’avion, au lieu de rester dans ce qui servait d’abri anti-aérien, quelques petits gamins, moi inclus, sortions dehors pour les voir, insouciants des consignes. Je ne me souviens pas qu’aucun ait lâché une bombe quelconque dans mon quartier…

Extrait de « Ni d’ici, ni d’ailleurs : Le Québec, les Juifs et moi ». Léon Ouaknine. Édition Grenier. Montréal. 2013.

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