Alexis Potschke. Il faut ne jamais avoir connu de pauvre pour foutre trois mille balles dans des vêtements

L’autre jour, j’ai lu dans le journal qu’il y avait une députée de la majorité qui s’était fait prendre à faire passer des vêtements de luxe en notes de frais. On parlait de trois mille euros par mois pour des vêtements.

Je me suis dit d’abord que ça n’était presque rien comparé aux millions qu’on donne aux cabinets de conseil pour qu’ils donnent des conseils qu’on n’a ensuite plus d’argent pour suivre parce qu’on leur en a trop donné, et puis de toutes manières ça ne me semblait pas être de si bons conseils que ça, c’était juste à la fin de l’argent parti en fumée.

Je suis passé un peu rapidement sur l’information, en soufflant, en grinçant – trois mille euros, tout de même, faisait en moi l’étudiant qui comptait ses piécettes en achetant des chemises trop grandes pour lui à Emmaüs –, mais ça n’est pas passé, et je me suis aperçu quelques jours plus tard que j’y pensais encore, que ça m’avait, presque par mégarde, mis en colère.

Le même jour, j’avais amené mes élèves en sortie scolaire – l’École ouverte existait avant que le ministre n’en fasse le titre d’un mauvais livre –, je les avais emmenés à Paris, voir la Tour Eiffel – ils me l’avaient demandé, ils ne l’avaient jamais vue, ils n’habitent pourtant pas si loin, mais les géographies dépendent souvent du portefeuille.

Dans le RER, je leur avais demandé qui n’avait jamais pris le train – pour qui n’a jamais pris le train, le RER est le plus important de tous – ; il y a eu des mains levées timidement ; une petite m’a dit : « J’ai déjà pris le train, c’était avec vous ».

Certains roulaient de gros yeux quand le roulis se faisait un peu fort, ils avaient peur mais n’osaient pas le dire, ils se rapprochaient timidement des enseignants, surtout quand la foule commença de grossir à l’approche de Paris. Passé Gare du Nord, on pouvait presque voir des gouttes de sueur perler aux tempes.

J’avais prévu qu’on monte jusqu’au deuxième étage mais, au pied de la Tour, tandis que mon groupe attendait sagement – quand bien même on continuait parfois de leur jeter des regards suspects, et ça m’agaçait plus que les élèves, eux, ils en riaient un peu ou ne s’en rendaient pas compte –, le guichetier a ricané en regardant mon bon de commande, et m’a demandé en me le rendant comment j’allais payer, parce que ça, il ne le prenait pas.

Nous, monsieur, c’est une gestion privée »

Il m’a dit sèchement : « Nous, monsieur, c’est une gestion privée ». Avec mon collègue, on s’est senti bêtes. Dans notre dos, il y avait une trentaine de gosses impatients de grimper les marches de la Tour Eiffel. Deux grands s’étaient pris au jeu de s’occuper des plus petits, ils disaient : « Allez-y, madame, allez-y, monsieur » aux touristes avec des tons de physionomistes, et les touristes ne comprenaient pas trop. Les petites avaient des casquettes trop grandes pour elles qu’on avait dû leur mettre sur la tête sans leur demander leur avis, des trucs un peu ridicules du Tour de France. Tout le monde prenait tout et n’importe quoi en photo. Tout ça trépignait.

On a payé. En se disant, certes, qu’on serait remboursés plus tard, mais on a payé tout de même, avec nos sous.

Il y en avait pour deux cent balles, on a coupé en deux. Je ne regrette pas, les enfants étaient heureux ensuite au deuxième étage de la Tour Eiffel, pour eux c’était important, on a même applaudi Sakina quand elle est arrivée, parce qu’elle a le vertige et qu’on pensait qu’elle resterait au premier, et en nous entendant applaudir les touristes ont applaudi aussi, et la petite Sakina a eu un sourire surpris et heureux.

Je pense que ce sera un beau souvenir pour elle, pour eux et c’est tout ce que je voulais.

Le syndrome de la salle des profs ?

Je ne sais pas ce que veut dire le président quand il parle du « syndrome de la salle des profs », mais je pense que s’il en existe un, c’est surtout celui qui pousse les enseignants à toujours prendre sur eux pour contrecarrer le manque de moyens.

C’est un peu un truc de bon élève : on baisse la tête, on courbe le dos, on sort sa carte bancaire. On sait bien qu’on ne devrait pas, mais on se dit aussi que c’est plus important pour les élèves que pour nous. On sait bien pourtant, aussi, que les ministres et les présidents, souvent, parient là-dessus.

Un jour, il y a quelques années, je suis allé chez mon soldeur et j’ai acheté deux ou trois cent livres que depuis j’offre à mes élèves ; quand un élève n’a pas le livre sur lequel on travaille, je me pointe à la solderie ; lors, on me reconnait, on sait ce que je viens acheter et pourquoi, on me fait parfois des prix – mon soldeur est presque un service public par truchement.

Dès que je fais une sortie, je prends un ou deux sandwiches en plus pour les élèves qui ont « oublié de prévenir leurs parents » mais qui en vérité ont simplement oublié d’avoir des parents qui peuvent leur payer un sandwich.

Un jour, c’était ma première année, j’ai vu arriver deux gamins dans ma classe qui trimballaient leurs manuels dans des sacs Carrefour. Ça me crevait trop le cœur, je suis allé leur acheter des sacs à dos à Emmaüs.

Ce grand truc qu’on appelle l’Éducation nationale

Il en est, et malgré moi je pense qu’ils ont raison, qui me reprochent et me reprocheront de pallier les défaillances de ce grand truc qu’on appelle l’Éducation nationale. C’est vrai que c’est un sujet compliqué. On compte trop souvent sur la bonté, l’abnégation des enseignants. Mais c’est qu’ils voient, eux, ce qui signifient dix euros, vingt euros, pour qui ne les a pas. Alors ils font la redistribution des richesses, à leur échelle – mais ils ne redistribuent que la leur, qui est tout de même bien mince. Ils donnent des sous qu’ils aimeraient bien garder pour eux, mais ailleurs c’est bien aussi.

Ailleurs, on en a plus besoin, nous, on le sait, on ne peut pas ne pas le savoir, alors on se plie à ce que notre morale nous impose, et tant pis pour nous.

Je crois que si cette députée de la majorité m’a particulièrement touché, c’est parce que son petit détournement était une fraude à taille humaine, une fraude qui se comprend, se perçoit – qui se perçoit mieux que les millions des cabinets de conseil qui font des PowerPoint. Elle s’achetait des vêtements. Tout le monde fait ça. Elle ne s’est pas achetés de yachts ou de villas : juste des nippes. Mais à quel prix !

Forcément, je me suis demandé ce que je ferais avec trois mille euros, et c’était palpable, j’avais plein d’idées, ça me parlait. C’est moins les trois mille euros qui me foutaient en rogne que ce qu’elle en a fait à la fin. Des vêtements.

Il faut ne jamais avoir connu de pauvre pour foutre trois mille balles dans des vêtements. Si j’avais eu le budget de cette députée, j’aurais juste aimé emmener mes élèves un peu plus loin. On serait allés, je sais pas, à la mer. Ça aurait été bien. Là non plus, ils n’y sont jamais allés. Et puis il y en a qui font du shopping. Achetez-vous d’abord une conscience.

© Alexis Potschke

Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil

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Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019

Sylvie Tanette Les Inrocks
« Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé. »

L’Express
« Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots. »

Merci à Jolea Kairaut

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