La Chronique de Michèle Chabelski. Le boubele et Yalta, tatouages indélébiles sur la mémoire d’une petite fille juive

Bon

   Vendredi

    Chabbat

    Chabes

      J’ai … quoi…

Allez… 3 ans? 4 ans?

     On est dimanche et Juliette n’avait pas encore haï les dimanches, le jogging et le culte du corps n’existaient que dans la tête de visionnaires encore préados, Jane Fonda choisissait sa robe de bal de l’école et moi je m’installais dans le lit parental sur lequel trônait une assiette où fumait le boubele dominical paternel.

     Ce boubele, sorte d’omelette sucrée était d’ordinaire réservé aux jours de Carême de Pessah, puisqu’il était constitué d’œufs et de matzemel, pain azyme concassé en farine.

     Le boubele se découpait en petits carrés recouverts de sucre en poudre et chacun piochait dans l’assiette commune.

   Maman râlait, c’est lourd, y a trop de farine, jalouse de l’incursion paternelle sur les terres où elle officiait d’habitude.

Mal, sa cuisine se situant entre le pensum et le châtiment, mais les rôles étant genrés, elle n’acceptait pas cette intrusion masculine dans un domaine où elle s’était arrogé le droit de punir la maisonnée d’un péché resté mystérieux à tous…

   Donc Papa, ayant découvert dans le silence renfrogné maternel la cachette de la poêle à frire et du saladier, confectionnait ce nanan dominical, le boubele…

    Et Maman disait , regardez-moi ça, siz git le boubele, hein? Meilleur que le bifteck ou les épinards, hein?

    Ce n’était pas que c’était meilleur…

  C’était juste du nectar d’amour glissé sur mes papilles, qui me touchait le cœur autant que l’estomac…

    Le boubele du dimanche matin…

    Maman débarrassait le plateau, et vêtue d’une robe de chambre matelassée bleu ciel- je ne porte jamais de robe de chambre malgré les divers kimonos aux dragons hurlants qui ont traversé ma vie, s’en allait couvrir ses cils clairs du mascara Boncza sur lequel elle crachait délicatement.

   Pendant ce temps-là, je m’enfonçais dans la couche conjugale tiède, en exigeant mon dû d’histoires…

    Viens, ketzeleh, je vais te raconter …

       Je ne résiste pas au plaisir de répéter ce que j’ai déjà peut-être narré…

    Papa racontait ce qu’il considérait comme racontable à un ketzeleh de 4 ans…

    J’ai cité : la Conférence de Yalta.

        En février 1945, donc, se tint la conférence de Yalta dont les principaux protagonistes étaient Staline, Churchill et Roosevelt.

    Cette conférence anticipant la défaite de l’Allemagne, devenue inéluctable, amena la répartition du pays en 3 zones, devenues 4 sous l’influence de Churchill, et la Corée fut placée l’une sous domination soviétique, l’autre, américaine, elle négocia la future création de l’ ONU, puis plus tard , bien évidemment ce fut le résultat de cette partition du monde en deux: la guerre froide.

  De Gaulle, Papa en avait des trémolos dans la voix, ne fut pas invité.

  La France réintégra le concert des nations plus tard, mais ne fut pas invitée à Yalta.

  J’en aurais pleuré de rage.

     Quoi?

    Pourquoi i zon pas invité de Gaulle?

   Ce serait trop long à t’expliquer, meideleh…

   De la salle de bains où elle se maquillait- non…

  Attendez…

    A cette époque,  il n’y avait pas encore de salle de bain…

  Maman se maquillait dans la cuisine devant un miroir gainé de plastique accroché à un clou…

   De la cuisine, elle criait : genig!

     Tu veux pas la laisser tranquille avec Staline?

   Ben moi j’aimais bien Staline, dont j’eus la révélation un dimanche matin,  collée contre le flanc de Papa qui m’expliquait la marche sur la Tchécoslovaquie, la Hongrie et l’Allemagne…

    Je crois bien qu’il disait les Boches, de toute façon l’Allemagne entière avait été nazie, personne ne faisait de différence.

    Puis Maman, qui ne rigolait pas avec le ménage, nous exfiltrait pour faire le lit, on m’habillait et je commençais à trépigner d’excitation à l’idée de partager l’après-midi avec Papa au Cirque d’Hiver.

   Maman détestait le cirque, elle nous attendait en feuilletant Cinémonde, Elle et Modes et Travaux.

    La suite reste floue, un retour dans les bras tendres de Papa sans doute, et …

    Un crochet chez Goldenberg pour acheter un peu de charcuterie et des cornichons ?

    Je ne sais plus très bien…

       Qu’importe…

         Quoi de plus structurant que le boubele et Yalta, tatouages indélébiles sur la mémoire d’une petite fille juive lovée avec jubilation un dimanche de 2022 dans les souvenirs d’une enfance heureuse bercée par Staline et Roosevelt?

     Que cette journée signe la douceur et la tendresse propres à nous faire oublier les convulsions du monde

    Chabbat Chalom

    Git chabes

     Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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