André Markowicz. Toujours plus dur

C’est de plus en plus dur, et ça va continuer. En ce moment, l’offensive russe bat, comme on dit, son plein. Ça veut dire que les troupes russes mettent ce qu’elles peuvent dans la bataille, pour avancer, et elles avancent, il ne faut pas le nier, mais elles avancent très lentement, — pas partout, et, quand elles le font, d’un ou ou deux kilomètres par jour, et au prix de pertes qui sont de jour en plus importantes.

J’ai mis longtemps à comprendre la langue de ces pertes. Parce que, imaginez, ils parlaient de « deux centièmes » et de « trois centièmes », et allez savoir ce que ça veut dire. « Partir en deux centième », ça veut dire être tué au combat. « Trois centième », c’est être blessé. Et là encore, les conversations des officiers saisies par les services ukrainiens sont édifiantes.

D’abord le fait qu’on puisse toujours les saisir aussi facilement. Le système de cryptage Éra semble oublié depuis longtemps. Là, les services ukrainiens publient des captures d’écran de conversations… sur messenger. Ils utilisent la fonction messenger de leur iphone personnel… Et ce qu’ils disent est que, dans la conversation en question, est que, des « deux centièmes » et des « trois centièmes », il y en a la moitié de l’escadron, et que les hommes ne veulent plus monter au front.

« J’en fusille », écrit l’un, « ça ne sert à rien ». — Une autre conversation, dans un autre secteur, et pas sur messenger, mais juste sur un portable quelconque, dit la même chose : les hommes sont épuisés, ça fait deux mois qu’ils dorment deux heures par nuit.

Moi, reprend l’autre (et les deux ponctuent leur conversation des obscénités habituelles, mais que je ne peux pas traduire, parce qu’elles n’existent pas telles quelles, dans un tel usage, en français… je veux dire que le verbe « baiser » et ses dérivés sont les seuls verbes employés, pour signifier des dizaines de sens différents, et tous terribles), on nous a dit qu’on serait là jusqu’au 24 mai. — « Putain, au 24 mai ? On n’en peut plus… « 

« Et ils nous disent de monter à l’assaut, qu’on aura des médailles, et, ces [enfoirés] quand les médailles arrivent, posthumes, ils se trompent de nom. »

Les hommes montent à l’assaut, et, en un jour, pendant qu’ils perdent un village à un endroit, ils en gagnent un autre, deux autres ailleurs, au prix de la perte de la moitié des soldats qui attaquent, tués ou blessés, et les généraux les envoient continuer, encore et encore. Parce que, pour l’état-major russe, c’est une course contre la montre.

Le temps joue contre l’armée russe. Il faut absolument que quelque chose soit conquis pour le 9 mai, pour la célébration de la victoire, mais rien ne se laisse conquérir. Peut-être qu’ils pourront organiser un défilé quelconque à Marioupol, mais on comprend bien que ce défilé n’aura l’air de rien, parce que la ville est totalement en ruine. Ou ils essaieront de mettre en scène quelque chose comme un défilé de la victoire à Varsovie en janvier 1945, quand la ville a été finalement reprise aux nazis, et qu’il n’y restait pas pierre sur pierre.

Le 9 mai est une date essentielle, quoi qu’il en soit. Mais par-delà le 9 mai, il y a le fait que les effectifs s’épuisent, et il est de plus en plus difficile de refaire signer des contrats aux engagés. Parce que personne ne veut aller se faire tuer en Ukraine. La seule solution, ce serait la mobilisation : et c’est la raison pour laquelle, j’en ai déjà parlé, ils ont enrôlé sans distinction, de force, sous la menace des armes, tous les hommes valides des républiques sécessionnistes qu’ils étaient censés « protéger », et que des centaines de ces hommes, pas formés et sous-équipés, se sont fait tuer, absolument pour rien. C’est ce qu’ils essaient aussi de faire avec les hommes qu’ils trouvent dans les régions qu’ils occupent — les hommes sont systématiquement séparés de leur famille, et enrôlés, ou enfermés. Je ne sais pas si, d’un point de vue militaire, ces enrôlements forcés donnent un résultat quelconque.  Je pense que c’est aussi catastrophique que tout le reste.

Et les armes occidentales arrivent pour l’armée ukrainienne. La réunion de Rammstein (sous la houlette, renouvelée, j’allais dire inespérée, des USA) a conclu que, cette fois, ce serait de l’armement lourd, offensif qui serait livré, et que le groupe des quarante pays qui se sont retrouvés là se réunirait de mois en mois, pour faire le point des besoins.

Oui, de mois en mois. Parce que la guerre, dorénavant, c’est visiblement admis par tout le monde, va durer encore des mois, si ce n’est des années (selon ce qu’a dit Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN). Pourquoi des mois ?

Parce qu’il y a, d’une part, la menace nucléaire, et, d’autre part, les sanctions.  

L’effet des sanctions, qui se renforce de semaine en semaine, ne peut être mesuré que sur le long terme, et pour éviter tout risque de confrontation directe avec quelqu’un dont la seule puissance est la menace nucléaire, la stratégie semble être, je l’ai déjà dit, de laisser la Russie s’épuiser d’elle-même.

Laisser les offensives s’épuiser, les hommes se faire tuer, et laisser l’économie s’effondrer, — provoquer une crise d’une gravité telle qu’elle mettra en péril le régime lui-même, et que Poutine, d’une façon ou d’une autre, ne pourra plus rester au pouvoir, parce qu’il n’y aura plus moyen de gouverner quoi que ce soit. Et le faire de façon à ce que Poutine n’ait aucune possibilité de lancer une attaque atomique.

Sur la possibilité d’une telle attaque, l’OTAN, d’après ce que je peux voir, mise sur 1% de risque. Parce que les Russes aussi, bien sûr, y perdraient tout. Ça veut dire que, ni les Ukrainiens ni l’OTAN n’ont réellement pas peur de ça, et ça aussi, c’est essentiel : le régime de Poutine ne peut exister que par la peur. En fait, il n’a a offrir, à présenter, que la peur. La peur et la haine. Absolument rien d’autre. Moi, j’ai peur que ce 1% ne soit trop optimiste, parce que ça ne prend pas en compte la nature de Poutine, et son désespoir. — Rien ne le fera dévier, j’ai l’impression. Dès lors que, lui, l’homme le plus riche du monde, il a, objectivement, d’ores et déjà, et définitivement, perdu tout moyen de profiter de sa richesse : parce que, s’il y a une chose certaine, c’est que Poutine ne s’en sortira pas indemne, de l’horreur qu’il a lancée. Poutine, personnellement. S’il en réchappe, il ira se réfugier où ? En Corée du Nord ? En Chine ?

Même les Chinois ne l’accueilleront pas.

En attendant, dans tout l’est et le sud-est de l’Ukraine, les morts et les ruines s’accumulent, et la guerre se rapproche de la Moldavie, parce que la surenchère est inévitable. Et les Ukrainiens tiennent, — ils essaient de tenir, un jour encore, deux jours, de contenir les assauts, désespérés, de soldats russes qui ne continuent que parce qu’ils sont en danger d’être fusillés sur place s’ils se rebellent.

Ça durera longtemps. Nous nous sommes installés dans la guerre.

© André Markowicz

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André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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« Partages »

« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz

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