André Markowicz. La Grande Russie des ruines

Le programme a changé une nouvelle fois, et c’est toujours le même. Le 24 février, il s’agissait de faire cesser le « génocide » subi par les habitants des républiques de Lougansk et du Donbass, de « dénazifier » et de «  démilitariser » l’Ukraine ; ensuite, après le désastre militaire de l’attaque contre Kiev; il s’est agi de se concentrer sur Lougansk et le Donbass (non plus dans les limites des républiques, mais dans celle des provinces ukrainiennes). Aujourd’hui, il s’agit d’annexer toute l’Ukraine russophone. Plutôt non, pas annexer l’Ukraine, parce que, pour les propagandistes, depuis quelque temps, l’Ukraine en tant que telle n’existe pas, elle est une imposture. Il n’existe qu’un « monde russe », celui de la Grande Russie ; l’ukrainien n’est pas une langue, les Ukrainiens pas une nation et c’est bien ce monde russe que Poutine veut rebâtir. Partout où l’on parle russe, c’est la Russie. — Ce qui prouve qu’il n’existe pas, ou plus, et depuis longtemps déjà, de Biélorussie indépendante : elle est entrée, de facto, dans le « monde russe ».

L’Ukraine est une invention des nazis ukrainiens, et, sans doute, de l’OTAN, — voilà la doctrine officielle, exprimée par Poutine et ses séides journalistes, tous les jours, à la télévision. — L’ouest de l’Ukraine, avec Kiev pour capitale (ville pourtant majoritairement russophone jusqu’à très récemment) peut rester un pays fantoche. Mais, ce qui compte, c’est que la Moldavie va devoir céder la Transnistrie à la Russie, parce qu’on y parle russe.

Cette doctrine est fixe. De là le nettoyage ethnique, de là, essentiellement, la terreur organisée. Parce que, je le répète encore une fois, il s’agit de faire disparaître les habitants, russophones, de ces provinces — habitants qui ne souhaiteraient pas, et, de fait, ne veulent pas du tout, revenir sous la coupe de Moscou. De là les 500000 (et sans doute plus) réfugiés ukrainiens dispersés sur tout le territoire de la Russie, de telle sorte qu’ils ne soient pas susceptibles de participer, eux non plus, au  référendum, ou aux référendums, que le régime poutinien s’apprête à organiser dans les zones occupées, sans doute dans le courant du mois de mai. Le sujet en sera le rattachement, de facto, à la Russie (j’en avais parlé dès le 30 mars). Les votants seraient les civils, terrorisés, martyrisés — et même eux, de toute façon, leur avis n’est d’aucune importance, puisque le vote sera faussé, comme tous les votes dans la Fédération de Russie.

Cela, c’est ce que j’ai appelé la stratégie du rottweiler (pardon pour les chiens). Ou celle de « l’orque », c’est-à-dire une avancée constante, obtuse, qui montre que sa logique n’est pas l’ordre de l’humanité. On avance, et on détruit tout : les régions occupées sont totalement dévastées, il ne reste plus aucune infrastructure civile intacte, les villes et les villages sont ravagées, et ces ravages sont systématiques. Eux aussi, ils ont un sens. Souvenez-vous de Timoféï Serguéïtsev (dont j’ai parlé le 3 avril), qui expliquait qu’il fallait maintenir les Ukrainiens, pendant une génération (25 ans), dans un état de soumission et, quasiment, de servage (il n’employait pas le mot, mais c’était clair), après avoir détruit toutes les élites, parce qu’il fallait purger ce peuple du nazisme, et que, sutout, surtout, il ne fallait rien reconstruire (« aucun plan Marshall »), écrivait-il. C’est exactement ce qui se prépare : les gens qui sont restés vont être censés vivre dans les ruines, pour comprendre ce qu’il en coûte de ne pas vouloir être russes.

Cela, c’est le programme. — La réalité est pourtant bien différente.

Sur le plan militaire, l’état-major russe a publié (puis, à nouveau effacé) un bilan réactualisé de ses pertes. Nous en sommes à 13000 morts et 7000 portés disparus. C’est-à-dire que les chiffres donnés par les services ukrainiens sont confirmés par le ministère de la Défense russe. Les 7000 portés disparus correspondent aux cadavres qui ne sont pas récupérés dont j’ai parlé dans ma dernière chronique. Le chiffre des pertes est estimé pour les Russes à 500 par jour, sachant que les Ukrainiens ne révèlent jamais leurs propres pertes — qui doivent être très grandes, elles aussi, mais moindres que celles des Russes (Je ne parle ici, naturellement, que des militaires… les pertes civiles, pour l’instant, ne sont pas chiffrées, mais nous en sommes à plusieurs dizaines de milliers de personnes.) — J’ai dit que ces chiffres avaient été publiés et à nouveau effacés. Cela signifie quelque chose d’essentiel, qu’il y a une guerre à l’intérieur même du ministère de la Défense russe : certains essaient de publier les chiffres réels, d’autres les effacent et gardent les bilans officiels. C’est ce qui est en train de se passer pour bilan des pertes du « Moskva » : le bilan officiel est de un mort et 24 blessés, ce qui est évidemment stupide. Mais la moitié de l’équipage est considérée, si je comprends bien, comme « portés disparus ».

Et non, les Russes n’ont pas vaincu non plus à Marioupol. Ils occupent la ville, mais pas le combinat Azovstal. Poutine a donné l’ordre de cesser d’essayer de le prendre d’assaut. L’ordre est d’encercler (ils étaient déjà encerclés) et ne « ne pas laisser sortir une mouche », et, de fait, les Russes ne laissent sortir personne, ni les femmes ni les enfants. Ils veulent que les combattants épuisent toutes leurs réserves, leurs munitions, la nourriture et qu’ils se rendent comme ça. — Surtout, les Russes ont retiré la moitié de leurs troupes d’assaut, parce qu’ils en avait besoin ailleurs, comme je l’ai dit : ils sont à cours de troupes.

Et l’offensive non plus n’avance pas. Il n’y a pas, au moment où j’écris, d’encerclement des forces ukrainiens, et il n’y a pas de percée — nulle part. Malgré des attaques répétées, constantes,  là encore extrêmement coûteuses en matériel et en hommes.

Parce que, pour les Russes, il s’agit bien d’une course contre la montre. Oui, une espèce d’offensive des Ardennes. Chaque jour qui passe renforce l’armée ukrainienne : le matériel lourd commence à être livré, pour stopper les assauts russes et faire un maximum de victimes parmi les hommes. Même si les Ukrainiens sont épuisés, eux aussi, et n’ont pas le moyen de passer à des contre-offensives massives qui impliqueraient une reconquête de leur territoire par les armes.

Mais les alliés de l’Ukraine misent sur le temps long pour éviter toute confrontation directe qui impliquerait un risque atomique : sur le fait que les sanctions commencent, d’ores et déjà à agir, et que, là encore, chaque jour qui passe, disons chaque semaine, enfonce la Russie dans une crise sans précédent. Le calcul, je le répète, est de miser sur l’effondrement du régime depuis l’intérieur, parce qu’il est hors de question de le renverser depuis l’extérieur, même si l’armée russe se retrouve en totale débandade. — Les sanctions jouent pour l’armée, parce que le problème est non seulement celui du manque d’hommes, mais aussi, et surtout, du manque de matériel. Tous les commentateurs que je regarde s’accordent sur un point, — les Russes sont en train de faire monter au front toutes leurs réserves de matériel, même des chars et des canons qui n’avaient plus été utilisés depuis vingt ans. Réellement, il n’y a quasiment plus de réserves, — et il est trop tard pour reconvertir tel ou tel pan de l’industrie civile en industrie militaire.

Et il y a les sanctions civiles : la désorganisation progressive, par exemple, des transports à l’intérieur du pays, du fait de l’embargo sur l’aviation et sur l’informatique en général — qui fait que les trains modernes, eux non plus, ne pourront bientôt plus rouler. Ça va des transports et ça va jusqu’aux clous. Oui, imaginez, je suis tombé sur une colère de Valentina Matvienko, la présidente du Sénat (troisième personnage, en rang, du régime) qui s’indignait du fait que les clous avaient disparu. Il n’y a pas moyen d’acheter des clous. Parce que tous les clous étaient importés. La Russie fait des missiles intercontinentaux, mais ne fait pas de clous. Et c’est ça, en fait, l’image réelle du régime… rien pour la vie normale des habitants, juste absolument rien.

Bref, plus le temps passe, plus la situation intérieure s’aggrave — et je ne parle pas de la hausse des prix, qu’on estime, en deux mois, à quelque chose comme 70% (sans que les salaires, évidemment, n’augmentent).

Et malgré ça, l’orque-Poutine continue : il veut faire son référendum dans l’est de l’Ukraine, et il envoie ses soldats à la mort. Et il les laisse — non, il les encourage à le faire — piller, violer, massacrer toujours plus. Sachant que, comme je l’ai dit, plus il s’enfonce dans l’horreur, plus il scelle le pacte avec les forces qui le soutiennent parce que, dès lors, oui, ces gens ont une raison de se continuer à se battre. Ils savent que, s’ils sont battus ou s’ils se font prendre, ils risquent, au mieux, la prison pour des années et des années, en Ukraine ou ailleurs.

Et le temps passe, et les morts s’accumulent.

© André Markowicz

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André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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« Partages »

« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz

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