Un mois. Il faut faire le bilan de ce mois de guerre lancée par Poutine. D’abord, pour moi, pour dire ça. J’ai écrit sur Russie poutinienne depuis que je suis ici, donc, depuis bientôt neuf ans, et j’ai écrit sans doute des centaines de chroniques sur le sujet (la seule table des matières de mes chroniques fait aujourd’hui cent pages).
J’ai parlé, en gros, de trois choses : de la dictature qui s’approfondissait, de la corruption généralisée et du culte de la guerre. Tout, absolument tout, annonçait ce qui se passe en ce moment, et, quand j’y regarde aujourd’hui, il est clair comme le jour que l’agression contre l’Ukraine ne pouvait être que la conséquence logique de la situation.
C’était clair comme le jour, oui, sauf que, moi non plus, je ne l’ai pas vu, ou disons que, moi aussi, j’ai été pris de cours. C’était tellement gros que je ne l’avais pas vu.
Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la même chose : l’essentiel n’est pas les opérations militaires mais le gigantesque déplacement de population qui est en train de se produire. Il y a, je le répète, au moment où j’écris, plus de dix millions de personnes « déplacées » — soit réfugiées à l’étranger (3, 5 millions), soit déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.
Hier soir, sur la Deutsche Welle en russe (les informations de la télé allemande en langue russe — qui sont d’un très très haut niveau) j’ai entendu qu’un enfant sur deux, dans les zones de combat, était « déplacé ». Je n’arrive pas à y croire, je ne comprends pas comment c’est possible. Les enfants seuls ? pas les parents ?… et le journaliste parlait de ça parmi d’autres nouvelles, sans y faire plus attention que ça. Il faudrait vérifier ce chiffre. —
Mais, quoiqu’il en soit, il est établi qu’il y a des enlèvements d’enfants dans les zones occupées, — et, d’après les services américains (qui, hélas, ont eu toujours raison sur la guerre d’Ukraine), il s’agirait de milliers d’enfants. Il y a le fait, établi, lui, de plusieurs sources, que les civils évacués de Marioupol par les Russes se voient privés de leurs papiers d’identité et envoyé vers le centre de la Russie, avec des offres de travail à temps plein : de façon à ce qu’ils ne puissent plus rentrer à Marioupol une fois la paix revenue. Et, à Kherson, la propagande russe dit que « nous sommes là pour toujours ».
Il y a donc, aussi incroyable que ça paraisse, une volonté délibérée de remplacer une population par une autre. Le plan des Russes étant visiblement, dans un deuxième temps, de faire venir des colons russes, dans les « républiques » du Donbass et celle qu’ils veulent créer « le Chersonèse ». Exactement comme ce que font les Chinois chez les Ouïghours. —
Quand on pense que Poutine proclame qu’ils sont venus éradiquer les nazis, c’est quand même stupéfiant.
Mais c’est hier, justement, que l’armée russe a fait un point officiel sur ce mois « d’opération spéciale » et, en affirmant avoir atteint ses objectifs et substantiellement affaibli l’armée ukraine, se consacrer dorénavant à la « libération du Donbass ».
C’est un aveu d’échec total, — puisqu’ils ont lancé des troupes dans sept directions à la fois, dont Kiev. Ce que ça veut dire, je crois, c’est qu’ils vont consacrer tous leurs efforts sur Marioupol, raser la ville complètement, de sorte qu’elle ne puisse plus résister.
Oui, réellement, et pour les soldats qui se battent là-bas, et, surtout, pour les civils, Marioupol, aujourd’hui, c’est comme Stalingrad. Avec, une fois encore, une inversion, j’allais dire ontologique, des rôles : les Russes ont pris, délibérément, le rôle des nazis. —
Cette déclaration de l’Etat-major russe montre que l’initiative militaire est en train, lentement, jour après jour, de changer de main, et que les Russes vont commencer à refluer — parce que, militairement, ils ne peuvent qu’être battus. Battus par une armée qui a été très bien entraînée, très bien préparée, même si elle manque cruellement de matériel lourd, et, surtout, surtout, battue parce qu’elle ne rencontre que la haine de la toute population (alors que la propagande assurait que l’armée russe serait accueillie en libératrice), et que le pays est uni tout entier : c’est, réellement, l’agression de Poutine, qui a créé, définitivement, l’Ukraine, pays dont l’Etat n’a que trente ans, — un Etat qui s’est construit sur les ruines de l’appareil soviétique. Un pays uni, il faut le dire et le redire, autour de la personnalité, qui se révèle réellement charismatique, héroïque, de son président, Vladimir Zélenski — juif ukrainien originaire d’une région de l’Ukraine qui est majoritairement russophone.
Les pertes russes sont, là encore, effarantes. Je ne parle même pas des équipements (chars, véhicules de toutes sortes, canons, avions — plus de cent avions : plus de la moitié de la flotte aérienne engagée le 24 février), mais des hommes. Les pertes officielles annoncées hier ont été de 1300 morts et plus de trois mille blessés.
C’est déjà énorme, mais il y a eu, voici quelques jours, un épisode tragi-comique. Un journal officiel, par je ne sais quelle opération, (acte héroïque de quelqu’un de la rédaction, ou simple bévue), avait publié un autre communiqué et d’autres chiffres, émanant de la même source : et là, on parlait de 9800 morts (rien que pour l’armée, — pas pour la Garde nationale, qui ne fait pas partie de l’armée active et dépend du ministère de l’Intérieur). Le chiffre a été effacé dix minutes plus tard, mais il y existe des captures d’écran… Ce chiffre était plus élevé que celui des estimations du Pentagone (plus ou moins 7000) et, en gros, il correspond aux chiffres annoncés par l’Ukraine.
Le fait est que les autorités russes ne font aucun effort pour récupérer les corps de leurs soldats, et que, visiblement, le nombre de « disparus » (non spécifié officiellement) est très important. Et, aussi terrible que ça puisse paraître, ça, ce n’est que pas pour atténuer les pertes, mais pour une question d’argent : les familles des morts reçoivent des pensions, les familles des disparus ne reçoivent que l’opprobre.
Parce qu’en même temps, la guerre a révélé la nature réelle de la Russie. Non seulement le fascisme et le culte de la guerre mais l’étendue de la corruption du régime. Une corruption qui joue contre elle-même, à force. Une situation catastrophique de l’intendance, parce que les rations alimentaires sont vendues et revendues, et qu’on ne sort aux militaires que des rations périmées (voyez une de mes premières chroniques, consacrée à ça).
Mais pas seulement. Les Russes continuent de bombarder, avec l’aviation (mais de moins en moins, j’y reviendrai), — surtout avec l’artillerie lourde et les missiles.
Et le monde entier est submergé d’images, ô combien réelles, des ravages de ces missiles sur les quartiers d’habitation des villes d’Ukraine. Le Pentagone explique qu’environ 60% de ces missiles explosent en vol ou ne peuvent pas être tirés parce que l’entreprise qui a décroché le contrat d’entretien (ne me demandez pas en quoi ça consiste, l’entretien des missiles), cette entreprise, donc, n’a aucune des habilitations pour le faire, et donc, ne le fait pas… C’est juste quelqu’un au ministère de la défense qui a vendu le contrat à un copain. Et des histoires de ce genre, on en voit des dizaines…
Il y a les sanctions, dont l’effet ne commence que vaguement à se faire sentir. —
L’armée russe a des problèmes avec ses chars. Parce qu’il n’y a plus de pièces de rechange des systèmes informatiques (aussi surprenant que ça puisse paraître, visiblement, ces systèmes informatiques dépendaient… des Américains).
Mais, en Russie même, je découvre, par exemple, que, dit un commentateur, le lait a disparu. Les vaches sont toujours là, et ce n’est pas le lait qui manque (du moins pas encore), c’est que, pour faire les emballages, les briques de lait, il y a je ne sais quel composant chimique qui vient de l’étranger, lui aussi, et qui, donc, ne vient plus. Et donc… plus de lait.
Là encore, des histoires de ce genre sont légions. Et il y en aura de plus en plus. En fait, très vite, plus rien ne va marcher. Tout sera à l’arrêt. Poutine, là encore, est arrivé au contraire de ce qu’il voulait : il a renforcé la puissance de l’Occident, et surtout celle des USA. Le gaz (de schiste) américain va venir remplacer progressivement le gaz russe, ce qui signifie d’une part que la Russie va perdre l’ensemble de ses capacités d’exportation et, d’autre part, que les USA ont réussi à imposer leur volonté à l’Inde et, surtout, à la Chine (ce qui est inouï) — dès lors que non seulement la Chine n’aide pas la Russie militairement mais qu’elle accepte de la contourner pour ses exportations. — Et c’est bien naturel qu’elle le fasse, dès lors que le marché russe ne représente que 3% de ses exportations en tout et pour tout.
Bref, là encore, Poutine a échoué. Il ne peut que tomber. Il y a déjà, — j’en ai parlé très tôt — un grand remue-ménage dans le cercle restreint. Tchoubaïs s’est enfui, Choïgou a disparu — alors qu’on le présentait comme le plus proche de Poutine, celui avec qui il passait ses vacances, et un possible successeur désigné.
Il est clair que les luttes internes sont, d’ores et déjà sanglantes. Mais en même temps que l’armée russe s’enfonce dans le désastre et continue de dévaster l’Ukraine (les dégâts matériels, aujourd’hui, sont chiffrés à 300 milliards de dollars et, naturellement, on ne parle pas des dégâts humains), on voit monter en Russie un appel à un gouvernement plus fort, — comme celui de Staline. Et, de plus en plus, les propagandistes appellent à la terreur contre les « traîtres ».
Le pays s’est isolé, toutes les plateformes informatiques internationales sont fermées (la fermeture de youtube est, visiblement, une question de jours). Le black-out est total. Et c’est dans ce contexte que Medvédev explique que, dès lors que la Russie ne fait plus partie du Conseil de l’Europe, elle est libre de rétablir la peine de mort. Et que la peine de mort sera rétablie si « la situation cesse d’être calme ».
Les choses sont claires : s’il y a des émeutes (et il y en aura), ce n’est pas la prison qui attend les mutins. C’est la mort.
Poutine est prêt à ça. Il est prêt à tout, en fait.
Une chose m’inquiète plus particulièrement aujourd’hui : la propagande russe parle de plus en plus des armes chimiques américaines censées avoir été élaborées en Ukraine. À vrai dire, ce sont ces armes qui justifient aujourd’hui « l’opération militaire ». Ces armes n’ont jamais existé, mais… ces derniers jours, l’armée russe a reçu (et reçu vraiment) des doses d’atropine et d’autres médicaments qui sont des antidotes efficaces contre le gaz sarin et d’autres attaques chimiques (c’est l’atropine qui a sauvé Alexéï Navalny).
Le régime d’Assad a déjà utilisé le gaz contre sa population. Les Russes peuvent le faire sur Marioupol, si la résistance se poursuit. J’ai l’impression que le danger de ça est très très important.
Mon bilan est déjà trop long. Je voudrais finir par les deux images que vous voyez. Le premier, c’est un dévidoir, en or (ce n’est pas doré, c’est de l’or), et ça se trouve dans la Shéhérazade, le yacht privé de Poutine découvert en Italie par l’équipe de Navalny. — C’est le yacht privé de Poutine parce que tout le personnel, sauf le capitaine, appartient au FSO, au service de la protection rapprochée du Président (un service qui n’a pas le droit de travailler pour qui que ce soit d’autre).
L’autre image se passe de commentaires. Ça s’est passé à Kharkov.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
Bravo pour cette analyse magistrale mais je veux espérer que Poutine ne va pas s’obstiner dans la politique du pire, qu’il sera destitué ou qu’il lui arrivera un petit accident opportun avant qu’il n’ait suicidé complètement la Russie et son peuple dans cette aventure fratricide.
La littérature française n’est plus ce qu’elle était. Tout comme les rues de Paris, la douceur de vivre, notre système de santé, le goût des pommes et l’armée russe.
Et toutes ces guerres dont on ne parle plus et qui n’en finissent pas, les afghans affamés, privés d’instruction , les yéménites qui crèvent de misère ,la Syrie, la dernière guerre mondiale 39/45 , certains d’entre nous cachés privés de tout . ce fut ça ma petite enfance . l’armée russe et puis l’armée ukrainienne et ses bataillons nazis. Les ukrainiens terrifiants gardes des camps d’extermination.peu de monde en parle.
Pour un juif il est difficile de s’apitoyer sur les Ukrainiens en pensant à toutes les souffrances que ce peuple a fait, durant l’histoire, aux juifs….
OTAN en emporte le vent! Le vent d’OTAN a soufflé fort et pourtant vous n’avez rien ressenti.
Votre témoignage est intéressant, bien écrit mais il n’a pas d’analyse des causes racines de cette guerre. Et vous faites la part trop belle à Zelensky le comédien et à Biden le sénile !
Mr Markowicz, jetez donc un coup d’oeil ou plutôt prêtez donc l’oreille aux propos de Mr Denicé. Peut-être apprendrez-vous quelque chose sur cette affaire qui vous semble si simple et limpide. Il est désormais dangereux de soutenir aussi aveuglément un narratif occidental qui prend l’eau de toutes parts.
https://m.youtube.com/watch?v=nJRaRYtb4ig
Mr Dénécé et non Denicé…
Pourquoi VP n’a-t-il pas engagé l’élite de son armée afin d’obtenir une victoire rapide et a préféré envoyer des conscrits inexpérimentés au casse pipe ? Dans cette guerre je trouve que c’est l’élément le plus incompréhensible. Est-ce qu’un spécialiste en questions militaires pourrait expliquer cette bizarrerie ?