Edith Ochs. Kiev, J 21– « Schibboleth » ou « palyanytsa »: le mot de passe en temps de guerre

Pour démasquer un « infiltré » russe, les habitants de Kiev usent d’une technique : faire prononcer le mot « palyanytsa ». Une voyelle trop appuyée, c’est fini

Un deuxième couvre-feu a commencé le mardi 15 mars au soir, à Kiev, pour durer 35h. Il sera levé en principe jeudi matin. D’ici là, on ne sait pas ce qui va se passer, si Kiev sera encore debout, encore libre, encore européenne.

Et surtout, qui sera mort et qui sera vivant.

Avant le début du couvre-feu, la population faisait la queue devant les magasins d’alimentation, triste rituel.

Les infiltrés dans la ville

On ne sait pas la raison de ce nouveau couvre-feu. Peut-être cette décision n’est-elle pas sans rapport avec le recrutement, par des sociétés russes privées comme Wagner, de « volontaires  du Proche-Orient ». On parle de 16 000 anciens soldats syriens, en plus des Tchéchènes dont on a annoncé la venue précédemment.

Déjà, fin février, au début de la guerre, quand Poutine avait compris que l’Ukraine ne tomberait pas en 48h malgré ses 150 000 soldats massés aux frontières, on apprenait que 400 mercenaires russes étaient entrés à Kiev avec pour mission d’assassiner le président Zelensky.

Le Times ne rechignait pas à donner des détails : le groupe aurait à sa tête un proche de Poutine, les hommes de main étaient arrivés d’Afrique 5 semaines plus tôt avec, pour mission, de décapiter le président ukrainien en échange d’une prime juteuse.

Des  parachutistes russes avaient atterri au début de l’invasion à Irpin, dans les environs de Kiev. Les réseaux sociaux se mirent à parler de saboteurs en civil qui tiraient sur les habitants. Le 26 février les corps de trois hommes portant l’uniforme ukrainien furent ainsi présentés à l’AFP : c’étaient des infiltrés russes déguisés.

Aussitôt, la population reçut l’ordre de se confiner. Le gouvernement ukrainien décréta un couvre-feu de 36 heures pour le week-end, « afin de ratisser la ville à la recherche des saboteurs russes. »

Une vieille ruse de guerre

Lors du couvre-feu du 28 février, les Ukrainiens avaient installé des points de contrôle. Il s’agissait alors de repérer les mercenaires, tâche délicate et dangereuse. Comme il n’y avait pas de mot de passe pour circuler dans la capitale, chacun trouva une combine, l’adresse d’un magasin du quartier, le dernier tube …

Mais surtout on eut recours à une  ruse « vieille comme les guerres soviétiques » — saluons l’expression. Elle consiste à demander au suspect qui erre dans une rue déserte de prononcer le mot palyanytsa. Le sens de ce mot est sans importance (une fraise en russe, un pain traditionnel  en ukrainien). Ce qui compte c’est l’accent. Il ne se prononce pas pareil dans les deux langues, et aucun Russe, dit-on, n’arrive à le prononcer comme un Ukrainien.

Alors pour un membre tchéchène du groupe Wagner, mieux valait ne pas trainer dans les rues durant le dernier week-end de février.

Un Schibboleth, c’est quoi ?

Pain ou fraise, palyanytsa est un schibboleth. Comment cela? En hébreu, le mot schibboleth désigne un épi de blé. Mais dans la Bible, schibboleth apparaît dans le livre des Juges, chapitre XII, où il est le mot de passe, un mot de reconnaissance dans la guerre  que mena Jephté contre les Ephraïmites. En effet, ces derniers écorchaient systématiquement le mot, qu’ils prononçaient « sibboleth », substituant un « sin » au « chin » hébraïque.

Ainsi, les Russes et les Tchétchènes dans les rues de Kiev, comme les Ephraïmites, ne peuvent contrôler leur prononciation au moment de prononcer le mot de passe. Mais pourquoi ce trouble ? La peur de l’ennemi, peut-être, ou l’incapacité de se concentrer pour ne pas avoir la langue qui fourche au dernier moment ?

Schibboleth est aussi le nom d’une association fondée il y a une quinzaine d’années par le Professeur Michel Gad Wolkowicz, psychanalyste, pour « penser le monde ensemble », de façon collective. « Le défaut de langue est névrotique, explique le Pr. Wolkowicz. C’est un symptôme, c’est comme un acte manqué. »

Ces deux mots, pour les étrangers, jouent le rôle de détecteur de mensonge. Mots de reconnaissance entre les membres du groupe, ils soudent ceux qui ont un fond commun et excluent les intrus. En temps de guerre, le mot de passe a pour mission de filtrer les personnes, afin de distingue les amis des ennemis, et de protéger le groupe face au danger. Schibboleth et palyanytsa, un épi de blé et un pain, désignent des aliments de base essentiels à la vie, qui doivent permettre la survie, mais aussi souder le peuple et bâtir l’histoire.

Durant ce deuxième couvre-feu qui se termine jeudi matin, on apprend qu’il vaut mieux connaître le mot de passe si on doit sortir dans les rues de Kiev.

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