André Markowicz. « Une étape intermédiaire »: Poutine veut la guerre pour mourir en martyr et aller au paradis

Capture d’écran de l’expression de Vladimir Soloviov pendant qu’il disait que l’Ukraine n’était qu’une étape intermédiaire

Des voix nombreuses en Ukraine le répètent, à l’instar de ce magnifique cinéaste qu’est Serguéï Loznitsa : ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas une guerre contre l’Ukraine, c’est une guerre contre l’Europe.

Oui, c’est une guerre contre l’Europe au sens où c’est une guerre contre tout système démocratique (à supposer que la démocratie fonctionne bien dans tous les pays de l’UE…. ).

J’en ai déjà parlé, et oui, c’est l’évidence. Mais, hier, je suis tombé sur une crise de rage. Et c’est de cette rage dont je voudrais parler d’abord. La rage de Vladimir Soloviov.

Donc, Soloviov, j’ai déjà parlé de lui (et je parle de lui depuis pas mal de temps). C’est l’image de l’information officielle en Russie. Il est quasiment tout le temps à l’antenne, — le soir à la télé et le jour à la radio, sur sa chaîne, agressif, haineux, vulgaire, — il est, plus encore que tous les autres de son espèce, la voix de son maître. Et, tant qu’à parler de lui, il faut qu’il soit un personnage, comment dire ? réellement shakespearien : parce que, ancien journaliste libéral, membre de l’équipe de NTV (au moment où c’était un organe d’opposition qui existait encore), il avait dit publiquement que la fermeture par Poutine de NTV était « le signe d’une dictature pesante »; il avait, la veille encore de l’invasion de la Crimée, exprimé publiquement son refus de cette invasion, en disant que « ça n’apporterait que des malheurs ».

Et puis, le vent, en Russie, a tourné, et lui aussi, et il est devenu le pire des lèche-bottes, et le pire, mais vraiment le pire, des salopards. Bref, le fait est qu’il est frappé par les sanctions européennes et que, lui, il a perdu sa magnifique villa des bords du lac de Côme (parce que, comme tous les autres, évidemment, ce dénonciateur de l’Occident, c’est en Occident qu’il passait ses vacances).

Et Dmitri Nizovtsev, un des membres de l’équipe de Navalny, qui vient d’établir qu’en fait, ce n’est pas qu’une seule villa qu’il possédait là-bas, mais deux ou trois — et le voilà en danger de les perdre, elles aussi.

Et là, Soloviov, en direct, a éclaté. Souvent, il perd ses nerfs, ou disons que, souvent, il fait exprès de perdre ses nerfs, pour insulter, justement, Navalny ou tel ou tel des opposants au régime de Poutine.

Là, je crois vraiment qu’il a dérapé. Et, la rage dans les yeux, avec une espèce de rictus, en agitant les poings, il a dit ça : « Est-ce qu’ils ne comprennent pas [les Occidentaux] que, l’Ukraine, c’est juste une étape intermédiaire ? Que nous n’accepterons aucune arme nucléaire à nos frontières, chez aucun de nos voisins ? Et que c’est ça, la doctrine de la sécurité de la Fédération de Russie ? »

Quelles armes nucléaires ? Qui, à la frontière de la Russie, possède l’arme nucléaire ? — Il ne s’agit évidemment pas d’un pays (il n’y en a pas), mais de l’Union Européenne en tant que telle.

Soloviov, la voix de son maître

Soloviov, oui, est la voix de son maître. Il est, pourrait-on croire, sa voix directe, jusqu’aux intonations. Ce qu’il dit signifie une chose très claire : que, oui, il y a une doctrine affirmée, dans le cercle resserré de Poutine, qui affirme deux choses :

1) Il est hors de question qu’existent, aux frontières russes, des pays défendus par l’arme nucléaire de l’UE, c’est-à-dire que la Pologne et les pays baltes vont être frappés. Ils vont être frappés, eux, et aussi, évidemment, les pays comme la Slovaquie, la Moldavie, et comme la Roumanie ou la Bulgarie. Je le dis comme je l’ai compris : la question n’est pas « Vont-ils être frappés ? », mais, concrètement, « quand ».

2) Inventer une menace nucléaire est la seule façon pour Poutine d’unifier le pays autour de lui, et donc, de poursuivre la guerre. Poutine, je l’ai déjà dit, cherche la confrontation directe avec l’OTAN — il cherche, très concrètement, l’étincelle. Le bombardement de la base militaire de Lvov (ou Lviv), était une première tentative. Il fallait frapper directement les Occidentaux. Il est plus que probable que d’autres lieux, ou d’autres convois de matériel, seront frappés directement. Cette confrontation, il la cherche parce que, sur le terrain, malgré les bombes, malgré le rouleau compresseur, il avance très très peu, avec des pertes terribles, et que, de l’autre côté, les sanctions économiques commencent à agir (très peu encore, évidemment, puisque les sanctions ne peuvent agir que dans le temps).

L’épisode, inouï, de Marina Ovsiannikova est un signe

L’épisode, inouï, de Marina Ovsiannikova brandissant, en direct, un panneau a fait non seulement le tour du monde, mais le tour de la Russie, malgré toutes les censures, — par le fait que ça s’est passé en direct, sur la chaîne télé de plus grande écoute, à l’heure de la plus grande écoute. Cet épisode est un signe : on ne compte pas le nombre de journalistes qui démissionnent ou se font porter pâles, on ne compte pas le nombre de gens qui, d’une façon ou d’une autre, quittent le pays.

Cette confrontation directe, l’OTAN et l’UE font tout ce qu’ils peuvent pour l’éviter, et, malgré les appels ukrainiens à fermer le ciel — c’est-à-dire à abattre les avions russes, — l’Occident (misère, comme si la Russie, ce n’était pas l’Occident… — autre sujet de chronique), l’Occident, donc, fournit les armes, mais ne s’implique pas autrement que par la guerre économique des sanctions.

Une guerre que le gouvernement russe appelle « guerre », — à la différence de sa guerre à lui, qui est, je le rappelle, une « opération militaire ».

Poutine veut la guerre pour mourir en martyr et aller au paradis

Pourquoi Poutine veut-il la guerre avec l’Occident ? C’est là qu’on entre dans quelque chose d’irrationnel. Il ne veut pas la guerre pour la gagner — fût-ce avec l’aide de la Chine (qui , pour l’instant, du moins officiellement, la lui refuse). Il veut la guerre, lui, Poutine, personnellement, pour mourir en martyr et aller au paradis, alors que tous les autres, ils iront en enfer. Poutine avait dit, un jour, il y a quelques années. Il l’avait dit en souriant, et toute la salle avait éclaté de rire, parce que, bon, on avait pris ça pour une blague. Mais, si ça se trouve, ce n’est pas une blague du tout. Poutine sait qu’il n’aura aucun refuge, et qu’il finira par être jugé. Ça, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Il ne veut pas du destin de Milosevic, et encore moins de celui de Saddam Hussein. Du coup, exactement comme Hitler en mars-avril 45, il veut entraîner tout son pays dans le néant. Parce que c’est beau, le néant, pour un assassin de masse. C’est grandiose, de mourir les armes, n’est-ce pas, à la main. Ça fait patriotique. La guerre directe avec l’Occident est la seule chance de Poutine. Et l’Occident, pour le moment, par tous les moyens possibles, quitte à ne pas défendre l’Ukraine autant qu’il le devrait, continue de refuser à Poutine même cette porte de sortie — la folie du crépuscule des dieux.

13 ans de « colonie à régime sévère » contre Alexéï Navalny

Pendant ce temps, le procureur a demandé 13 ans de « colonie à régime sévère » contre Alexéï Navalny. C’est-à-dire, 13 ans de camp. Et, le 22 mars, il les aura. Et on ne compte plus les milliers de personnes arrêtées.

On ne compte plus les gens interpelés dans la rue pour vérifier le contenu de leur téléphone — pour être sûrs qu’ils n’ont pas mis de VPN. Et on ne compte plus les tentatives de bloquer les VPN.

La répression est sans limite, et elle ne fait que s’amplifier. Et la ruine se propage. En Ukraine, par la destruction de toutes les infrastructures, les routes, les ponts, les lignes de chemin de fer, les maisons, les bombardements. En Russie par la ruine de l’économie, la hausse des prix, la paranoïa institutionnelle d’un pays qui affirme être l’objet d’une « guerre mondiale ».

© André Markowicz

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André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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« Partages »

« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz

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