Je ne vais pas faire la liste des morts de ces deux jours, parce que je ne comprends pas ce qu’il en est en vrai : d’un côté, il y a l’attaque sur la base militaire de Lvov, qui l’a détruite, visiblement, et qui a fait plus de cinquante morts et je ne sais pas combien de blessés. De l’autre, il y a Marioupol, — et l’annonce qu’il y a 2100 morts civils (et je ne sais pas combien de blessés). De l’autre encore, partout, le rouleau compresseur et les bombardements, et la guerre de position.
Les Russes qui, à Kherson, comme c’était prévu, s’enterrent, construisent des fortifications, parce qu’ils essaient de « sanctuariser » des frontières de leur future « république du Chersonèse », tout en continuant d’essayer d’avancer et de prendre en tenaille les armées ukrainiennes — et, hier, l’annonce, par les Ukrainiens, qu’une de leurs attaques leur a coûté 700 tués, et, à un autre endroit (je n’ai pas compris où), une autre — 600. Et qu’il y a quelque chose comme 12000 soldats russes tués pendant cette guerre, — et presque 3000 Ukrainiens.
En même temps, j’ai appris (mais ça devait se savoir depuis déjà des jours), que dans les « républiques » du Donbass et de Lougansk, dès le début de la guerre, les hommes en état de porter les armes avaient été raflés et envoyés au front…
Sans doute pas tous, mais assez pour qu’il y ait des cas massifs de désertion. Et, parlant de ça, les cas de désertions, ou de refus de se battre, dans l’armée russe sont extrêmement nombreux.
Des prisonniers parlent de soldats fusillés. Je ne sais pas si c’est vrai. Disons que c’est possible. D’autant que les Ukrainiens sont tombés sur une directive officielle de l’armée russe : comme il y a de grands problèmes d’approvisionnement, il s’agit de se nourrir sur l’habitant. Et, là, — le fait est établi —, les soldats russes, « libérateurs de leurs frères », se comportent simplement comme des pillards. Ils raflent tout : on ne compte plus les cas où, dans les villages occupés, ils font irruption chez les gens et… vident le frigidaire.
Nous sommes entrés, pour la guerre, dans un temps plus long, encore plus éprouvant, — dans, oui, le scénario de Grozny et d’Alep.
En même temps, il y a les négociations, et, pour la première fois, Vladimir Zelenski dit que les Russes ne posent plus d’ultimatums, et qu’ils parlent vraiment. —
Là encore, je n’en sais rien ; ce n’est pas à moi de commenter ça, de savoir comment les négociations se passent, ce qu’on pourrait en espérer. Ce n’est pas ça que je peux faire.
Qu’est-ce que je peux faire ? Aujourd’hui, parler du veston bleu du « Serviteur du peuple » — l’image du président de l’Ukraine, joué par Zélinski, dans le feuilleton, et son tshirt kaki pendant la guerre. Et là encore, je n’ai pas vu tous les épisodes de ce feuilleton, — mais celui que j’ai vu en dernier, de la dernière saison, était tragique : le président Holoborodko (Zelinski), épuisé par sa lutte contre la corruption, devenait fou, se mettait à soupçonner ses propres amis et, sitôt qu’il s’endormait, se voyait assassiné ou réduit à l’état de légume.
Et je vois l’homme qui, aujourd’hui, préside l’Ukraine. Je vois cet homme qui, réellement, a été élu parce que les gens n’en pouvaient plus de tous les autres hommes politiques, pas seulement de leur corruption, mais de leurs querelles, de leurs intrigues, de leur jeu sur le nationalisme.
Je n’ai pas suivi la politique ukrainienne au jour le jour, mais, réellement, j’ai l’impression que Zelenski a essayé de faire tout ce qu’il pouvait pour que le pays se développe et s’enracine dans la démocratie.
Il y a peu encore, j’entendais ça : « Mais c’est juste un acteur, qu’est-ce qu’il peut comprendre à la politique ? »
Ceux qui disent ça ne savent pas ce que c’est qu’un acteur, — je veux dire un grand acteur (en l’occurence, Zelenski était un acteur formidable, généralement comique, — auteur et acteur de sketchs). Ils ne comprennent pas que c’est un titre de noblesse, d’être un grand acteur. —
Et si Poutine s’est déchaîné depuis qu’il est en place, c’est justement qu’il a senti que, celui-là, il n’était pas pareil. Que, oui, il y a un « sérail » politique, et que, lui, Zélenski, il n’en était pas, et n’en serait jamais. Et que, réellement, il faisait son travail — avec intelligence, en amenant son pays vers une normalité démocratique. Et ce n’était pas de la tarte tous les jours, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ce contraste absolu entre les deux, Poutine et Zelenski
Ce contraste absolu entre les deux, Poutine et lui. Zelenski reste à Kiev, — pas en complet veston. Il est avec les gens, il parle, et, au ton de sa voix, on comprend bien qu’il n’a pas changé de discours, qu’il est seulement devenu plus ferme encore dans sa résistance. Et qu’il n’épargne personne : ni le régime russe, évidemment, ni les « amis » alliés. Il parle comme il parle, normalement, comme il a toujours parlé. Il parle aux gens, il parle au monde. Il reste là — malgré les menaces d’assassinats (une vingtaine de tentatives déjouées depuis le 24 février), et, peu à peu, il prend une dimension mythique, héroïque, pour tous ceux qui le voient.
Jamais, en tout cas, un homme politique n’aura été autant soutenu en Ukraine par la population. Il est soutenu, parce qu’il ne cesse, tranquillement, de montrer son courage, et son intelligence.
Lui, Juif président d’un pays de nazis supposés, il est un mensch
Il ne cesse pas de montrer que, lui, Juif président d’un pays de nazis supposés, il est un mensch. Un homme — normal. Président d’un pays qui veut être normal. Cette normalité, — cette humanité — Poutine ne peut pas l’accepter, parce qu’elle lui fait peur. Parce que Poutine a peur, tout le régime a peur — et je crois que c’est clair : lui, Zélenski, de jour en jour, il montre qu’il n’a pas peur. Je suppose qu’il a peur comme tout le monde, — mais ce n’est pas le problème. Il est là où il est. Il reste ce qu’il est. Il est vivant.
Dans l’horreur que nous voyons, ça fait du bien.
© André Markowicz
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
Il est possible que ce soit un mensch, mais alors qui bombarde le Dombass ?
Bonjour. Le chiffre de 12.000 soldats russes tués provient du gouvernement ukrainien lequel minimise ses propos pertes et exagère celles de l’ennemi (les Russes font la même chose). Ce chiffre n’a donc a priori aucune fiabilité. Il faut être sérieux.
Par contre l’offensive russe semble moins fonctionner que prévu.
Trois hypothèses 1) ce relatif échec n’est qu’une vue de l’esprit 2) l’armée russe a été très surestimée 3) il s’agit d’une stratégie réfléchie de l’état-major russe qui a choisi de lancer d’abord les moins bonnes troupes et réserve l’élite pour des opérations plus décisives.
Zelinski est le Ben Gourion Ukrainien … il en fallait un !
Zélinski est assurément un homme courageux, décidé à assumer ses responsabilités dans l’épreuve que subit actuellement l’Ukraine face au monstre Poutin.
Merci pour votre article