Michael Grynszpan. L’incident

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Février 2012

Julie est une amie de longue date. Ses proches la surnomment évidemment Juju – sauf ses amis israéliens qui, malgré tous leurs efforts depuis tant d’années, ne parviennent pas à prononcer le « u » et l’appellent toujours « Joujou ». Française d’origine, Julie a fait l’alyah depuis plus de dix ans et habite un petit deux-pièces à Tel Aviv. Juriste de formation, elle s’est mise à travailler dans l’immobilier pour gagner davantage. Juju est jolie, pétillante, indépendante, intelligente et cherche à rencontrer le grand amour.

Ce soir elle rentre chez elle en taxi après une soirée dansante chez des amis. D’humeur chagrine, elle regarde passer les immeubles à travers la fenêtre du taxi. Ce n’était pas une soirée très agréable pour elle car elle y a retrouvé Dan. Elle considère Dan comme un ami mais ce n’est pas réciproque : il lui fait des avances qui deviennent de plus en plus insistantes depuis quelques temps. Cela la peine, Juju, parce qu’elle sait qu’il souffre et elle redoute surtout que leur amitié ne soit en péril. Elle l’aime bien Dan mais il n’est pas le type d’homme qu’elle recherche. Un jour qu’il lui faisait la cour, elle a voulu le tester en demandant comment il réagirait si par malheur elle était enlevée par la mafia. Il a naïvement répondu qu’il appellerait immédiatement la police. Ce n’était évidemment pas la réponse attendue, elle aurait préféré entendre qu’en tant que héros courageux transi d’amour, il aurait réglé leur compte à ces mafieux, l’un après l’autre, à coup de poings. Mais Dan n’est pas un violent, il porte des lunettes et travaille dans l’informatique… Et puis lorsqu’elle lui parle de ses prétendants, il ne montre aucun signe de jalousie… Elle a plusieurs fois tenté de lui expliquer le problème, mais il ne semble pas comprendre. C’est pourtant simple, pensait-elle sans lui dire, elle cherche un homme de caractère sur qui compter en cas de coup dur, un homme qui la rassure.

Julie regarde l’heure, il est minuit cinquante lorsqu’elle entre dans son appartement de la rue Ben Yehouda – la tête qui tourne et les oreilles qui bourdonnent – la musique était trop forte pendant la soirée. Mélancolique. Elle retire ses chaussures à l’entrée, marche pieds nus jusqu’à son réfrigérateur et en sort une bouteille d’eau fraiche. Les nuits sont chaudes et humides en ce moment dans la ville méditerranéenne. La phrase la plus banale entendue dans les conversations locales reste toujours « Le plus pénible ce n’est pas la chaleur mais l’humidité ».

Julie tient toujours la bouteille dans la main lorsqu’elle pénètre dans sa chambre et allume la lumière. C’est alors qu’elle découvre des vêtements qui jonchent le sol, des vêtements qui ne lui appartiennent pas ! Elle lève les yeux et se met à hurler !! Un gros homme entièrement nu ronfle sur son lit !

Paniquée, Julie lâche la bouteille d’eau qui se casse. Son cri et le bris de la bouteille réveillent l’homme qui se met à gémir. Julie court comme elle n’a jamais couru. Elle traverse son deux-pièces en trombe, ouvre brutalement sa porte, dévale les escaliers et file dans l’allée – horreur ! – le portail est fermé et elle a laissé ses clefs chez elle… alors elle escalade, se fait mal et pousse un cri, puis se met à cavaler dans la rue tout essoufflée, pieds nus et t-shirt déchiré, à la recherche d’un secours. Mais personne. Aucun piéton en vue.

Affolée, elle prend le risque de quitter le trottoir pour la route afin d’arrêter une voiture. Une vieille Mazda klaxonne. Coup de frein sec. Juron. Julie frappe sur la fenêtre du conducteur éberlué et lui demande de passer un appel d’urgence, elle a laissé son téléphone dans son sac chez elle. Le chauffeur est un jeune originaire d’Ethiopie d’environ 30 ans qui sort d’un rendez-vous amoureux – un « date » comme on dit aujourd’hui – qui s’est soldé par un échec. La demoiselle est partie en lui disant qu’elle n’était pas encore libre émotionnellement et qu’elle pensait toujours à son ex. Le chauffeur de la vieille Mazda était perdu dans ses pensées amères sur les femmes lorsque l’accident est arrivé. On comprend sa surprise lorsqu’il a soudain vu bondir sur son véhicule une française hystérique aux pieds nus et hurlant : « Dahouf (« Urgent ») !! Sauvez-moi ! Un horrible violeur s’est introduit chez moi !! Il faut que je passe un appel, vite donnez-moi votre téléphone ! ».

Juju ne s’est pas embarrassée de formule de politesse mais ce n’est vraiment pas ce détail qui a choqué le pauvre homme. Bouche bée, il lui tend docilement l’appareil. Elle le saisit fébrilement. Son premier réflexe : appeler Dan dont elle sait le numéro par cœur. Au bout de cinq sonneries qui semblent durer une éternité, Dan répond d’une voix endormie.

Dan – Aaallo, mi ze ?

Julie – Dan c’est moi, c’est Juju, écoute c’est horrible…

Dan – Ah Juju, ça va ?

Julie, en pleurs – Non ça n’va pas, écoute j’ai trouvé un homme dégoûtant dans mon lit, viens tout de suite s’il te plait !

Dan – Dans ton lit ?

Julie – Oui, c’est horrible, tout nu ! Viens vite s’il te plait…

Dan se racle la gorge puis répond – Juju c’est bien toi qui me réveilles pour me parler de tes problèmes ??

Julie, soudain muette – …

Dan – Tu te souviens quand tu me parlais pendant des heures des « vrais mecs » ? Tous tes prétendants sur qui on peut compter, ceux qui sont toujours là pour te sauver des pépins ? Hein ? Eh bien appelle-les ces « vrais mecs » et laisse-moi tranquille !

Puis il a raccroché. Le ton de sa dernière phrase était particulièrement cynique et rancunier.

Julie est choquée par l’attitude violente et égoïste de Dan qu’elle pensait être un ami. Elle se résout à appeler la police. Elle supplie le conducteur de ne pas partir et d’attendre avec elle l’arrivée des forces de l’ordre. 1 0 0.  D’abord la musique d’attente, puis une policière qui lui demande de répéter chaque phrase. Julie se demande si cette standardiste comprend bien la gravité de la situation, elle lui répète « Dahouf ! » au moins une dizaine de fois.

Lorsqu’ils arrivent enfin sur place, les trois policiers cachent à peine leur hilarité.

Un policier – Bonjour Madame, c’est bien vous qui avez trouvé un homme nu dans votre lit ?

Julie – Oui c’est moi, c’est horrible ! Surement un violeur, arrêtez-le tout de suite !

Le policier – On n’arrête pas les gens comme ça, Madame. On va d’abord faire notre enquête.

Julie – Votre enquête ? Il y a un violeur chez moi et vous voulez faire une enquête ici dans la rue ?

Le policier – Oui, il y a une procédure Madame. Vous le connaissiez, ce Monsieur ?

Julie – Vous vous payez ma tête, là ? Vous croyez que je vous aurais appelés si je le connaissais ?

Le policier – Nous on ne croit rien, Madame. On fait notre métier.

Derrière lui un autre policier pouffant de rire chuchote à l’oreille du troisième « ça doit être la première fois qu’elle voit un homme nu dans son lit, ah ah, elle est choquée ! ».

Julie est outrée par leur attitude machiste.

Le policier – Dites-nous Madame, comment est-il entré chez vous sans briser la porte ? Vous avez une explication ? Connaissait-il les lieux ? eut-être lui avez-vous donné une clef ?

Julie les fusille du regard. Les trois malheureux en uniforme ne savent pas à qui ils ont affaire. Lorsque Juju commence à s’emporter, il vaut mieux ne pas rester aux alentours. La petite française fragile au pieds nus se métamorphose alors devant leurs yeux incrédules et se met à rugir. Ils subissent une pluie d’insultes. Puis elle les menace de porter plainte, les informe qu’elle est avocate, connait ses droits et informera leur hiérarchie qu’ils ont fait preuve d’amateurisme en ne prenant pas au sérieux la plainte d’une femme en danger. Elle en rajoute : ils risquent de perdre du grade et même d’être relégués à des postes subalternes.

Quelques minutes plus tard, les trois policiers pénètrent, armes à la main, dans l’appartement de Juju. La porte était restée entre-ouverte.

Ils trouvent l’homme affalé sur le lit toujours profondément endormi, toujours nu et transpirant. Ils le réveillent et lui demandent de s’habiller. Fortement alcoolisé et dégageant une odeur putride de vodka, l’importun ne semble pas comprendre l’hébreu. Il se débat, titube, tente de se relever et beugle « Blaat ! ». Pathétique.

Le lendemain, la police appelle Juju pour l’informer de la situation délicate. Il ne s’agissait pas d’un simple citoyen : le squatteur ivre possédait un passeport diplomatique. Il était même un gradé de l’armée rouge, blessé pendant la guerre d’Afghanistan, responsable de la sécurité à l’Ambassade de Russie et ami proche de l’ambassadeur. D’après l’enquête, il était complètement saoul lorsqu’il a entrepris de rentrer chez lui. Avec plusieurs litres de vodka dans le sang, il s’est fatalement trompé d’immeuble. Lorsqu’il a tenté d’ouvrir la porte avec sa clé et que cela ne marchait pas malgré ses multiples tentatives, il a perdu patience. « Blaat ! » Il a alors escaladé le mur jusqu’au balcon du premier étage, a pénétré dans la chambre, puis s’est déshabillé pour s’effondrer sur son lit – ce qu’il croyait être son lit.

L’affaire a vite été étouffée. Seul un journaliste a appelé Juju pour recueillir son témoignage et a publié un entrefilet dans le quotidien Maariv. Le diplomate russe a discrètement été rappelé à Moscou et remplacé à Tel Aviv. Voilà. C’est tout. Juju a bien nettoyé son appartement. Il n’y a eu ni viol, ni mort d’homme.

Les trois policiers en charge n’ont pas oublié la leçon et ressentent depuis un léger haut-le-cœur dès qu’ils croisent une petite française. Juju et Dan ne se parlent plus depuis cet épisode. Quelques mois plus tard, Juju a enfin rencontré un homme qui la rassurait mais qui a fini par la quitter… Deux ans plus tard, elle est tombée enceinte d’un américain efféminé et l’a suivi à New York. Dan de son côté s’est marié avec une française qui ressemblait un peu à Juju et avec qui il a eu beaucoup d’enfants. Personne ne sait ce qu’est devenu le conducteur de la vieille Mazda.

Et quid du diplomate russe ? Selon des sources non-autorisées, il aurait, au cours des dernières années, gravi les échelons de la hiérarchie moscovite et remplirait aujourd’hui le poste de Premier Conseiller Stratégique au Ministère de la Défense.

Février 2022

Beaucoup d’eau a coulé sous le pont du Yarkon depuis cette péripétie telavivienne.

Aujourd’hui je prends un verre avec mon ami Patrick dans un café du « namal », le port aménagé de la ville. Depuis qu’il a déménagé à Raanana, on ne se voit plus beaucoup. Patrick est homme d’affaires et musicien. Il connait aussi Juju et Dan. Je lui tends les feuilles de mon récit « L’incident » pour qu’il me donne son avis. Il les lit attentivement avec son flegme légendaire. On ne sait jamais ce qu’il pense, Patrick, il garde toujours son calme en toute circonstance. Je fais confiance en son jugement, il a du gout et surtout il comprend la psychologie humaine.

Il lit sans rire ni même sourire une seule seconde. Sa réaction me surprend : on dirait que son pouls a légèrement accéléré.

Patrick – T’es fou ou quoi ? tu ne vas quand même pas publier ça ? C’est un concentré de tous les clichés racistes, misogynes et sexistes.

Moi – Clichés ? Tu crois ?

Patrick – Ben oui, je crois, et comment ! Tu te rends compte comme c’est dangereux de diffuser des idées pareilles ?

Moi – Euh non, je… je ne me rends pas compte. Ce ne sont pas des idées, c’est juste une histoire ! Une histoire vraie en plus.

Patrick – Peu importe si c’est vrai ou pas, tu ne peux pas diffuser ça, c’est d’un autre âge. Ta parabole est nulle : tu voudrais nous faire croire que les Russes vont envahir la Tchécoslovaquie ?

Moi – Mais ce n’est pas une parabole, c’est une histoire vraie !

Patrick – Ne fais pas le naïf, Michael, tu sais très bien ce que les gens vont comprendre.

Moi – Vraiment ?

Patrick – Ben oui, ne prends pas un risque pareil, personne ne supporte plus ces vieux clichés.

Moi – Mais Patrick, c’est juste une histoire… Où vois-tu des clichés ?

Patrick – Mais dans TOUT dans ton texte ! A chaque phrase, des clichés anti-flic, antirusse, anti-homme, anti-femme, anti-éthiopien, anti…

Moi – Anti-éthiopien ?

Patrick – Oui, comme par hasard le chauffeur de la Mazda qui ne comprend rien à ce qui lui arrive est éthiopien.

Moi – Ce n’est pas de ma faute… C’est Juju qui a raconté…

Patrick – Arrête Michael, tu dérapes complètement. Ressaisis-toi, tu vas t’attirer des ennuis… Les femmes, les russes, les éthiopiens, les woke, les antiracistes, les informaticiens, tous vont te tomber dessus.

Moi – T’exagères, quand même, pour une simple histoire ?

Patrick – Arrête ton char, ce n’est pas une histoire, c’est un manifeste misogyne et antirusse.

Moi – Mais je ne suis pas antirusse ni misogyne…

Patrick – Toi peut-être, mais ton texte c’est du niveau de la propagande d’avant la chute du mur. Complètement désuet. Tu sais, le monde a évolué depuis la guerre froide. Alors change de logiciel. C’est très « années 80 » ta prose, je dirais même « années 50 ».  Tu sais qu’on trouve maintenant des Mac Donald à Moscou ? Tous les vieux conflits entre les sexes, c’est fini. L’affrontement des grands blocs, c’est derrière nous. Le monde est devenu multipolaire, complexe…

Moi – Oui, t’as peut-être raison. Il ne faut pas choquer les gens. Les mentalités ont changé et le monde a changé.

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Il faisait beau ce 22 Février 2022 à Tel Aviv, ni trop chaud ni trop humide. En été, le plus pénible ce n’est pas la chaleur mais l’humidité.

© Michael Grynszpan

Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. Né à Paris, il habite depuis plus de vingt ans à Tel Aviv. Parmi ses réalisations:  The Forgotten Refugees,  sur l’histoire des Juifs dans le monde arabe, a été primé et diffusé à l’international mais encore projeté à l’ONU et au Congrès américain. A son actif: « Descendants de nazis : l’héritage infernal » pour France 3, un film sur les descendants de nazis qui ont décidé de se convertir au Judaïsme et parfois d’aller habiter en Israël. « Monsieur Chouchani – Mister Shoshani – מר שושני », maître d’Elie Wiesel et d’Emmanuel Levinas.

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2 Comments

  1. Bravo, une fois encore, pour cette analyse toute en finesse d’une actualité qui nous échappe et qu’on n’imaginait pas devoir revivre un jour…

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