Le journaliste ukrainien, russophone, Dimitri Gordon interroge le maire de Marioupol, ville multinationale au bord de la mer d’Azov, mais essentiellement russophone, depuis des siècles. Vous avez l’interview en commentaires (en russe).
La ville, de 400000 habitants, est totalement encerclée, totalement détruite, bombardée par l’artillerie et l’aviation, et les bombardements vont d’abord sur les équipements civils, électricité, transports, hôpitaux — pendant que les délégations discutent de couloirs humanitaires.
Le maire de Marioupol explique qu’il mobilise tous les bus de la ville (une cinquantaine) pour évacuer la population, et donne un signal de rassemblement pour les civils, les femmes, les vieillards, les enfants.
Sitôt l’emplacement donné, un raid aérien détruit les bus, d’abord dix, puis dix autres, dans un autre endroit, de telle sorte que, quand bien même il y aurait, au bout de plusieurs jours, un couloir humanitaire, il n’y aurait plus de transport pour évacuer les gens, tout sera détruit.
La ville, je le répète, est majoritairement russophone. Cette ville, dit le maire, est entièrement détruite, réduite à l’état de ruines. « Il n’y a plus Marioupol », dit le maire. Les gens, depuis plus d’une semaine, sont sans eau, sans chauffage (en plein hiver), sans électricité, les médecins travaillent avec les gens, dans des caves, dans des refuges de fortune —et il y a un millier de blessés (civils), qu’on ne peut pas évacuer. C’est ça, la guerre de Poutine. Une guerre qui, après l’échec de « l’opération militaire » de quelques jours, est devenue celle que l’armée russe a menée en Tchétchénie, par deux fois, détruisant totalement la ville, ne laissant pas un mur debout. Cela se passe chez nous. Là, devant nos yeux. —
Et la ville tient. Elle résiste encore. Dimitri Gordon a interrogé le même jour le maire de Tchernigov, autre ville russophone.
— Tchernigov est détruit, et les bombardements sont les mêmes, aériens, et directement dirigés vers des quartiers d’habitation. Ces bombardements sont menés par des aviateurs expérimentés : on le sait parce qu’il y en a qu’on a abattu, et un peu de recherche sur internet a montré aux services ukrainiens que ce type, pantois et blessé, qui venait de réduire en cendres tout un pâté de maisons individuelles de la banlieue de Tchernigov avant d’être abattu, on le voyait se pavanant en Syrie derrière Bachar El Assad en personne.
Nous en sommes là : aujourd’hui, ce sont les mêmes méthodes.
Et dans les villes occupées il se passe visiblement des choses incroyables. La télévision russe était arrivée en masse pour montrer, à Melitopol (ville de 200000 habitants), comment l’armée russe distribuait de l’aide humanitaire et était accueillie en libératrice. Alors que tous les produits de base font défaut, personne, absolument personne, n’est venu recevoir cette aide, et les télés sont reparties sans leur sujet. À Kherson, plus encore, il y a une manifestation, avec des dizaines de drapeaux ukrainiens, les gens sont sortis, évidemment sans armes, face aux soldats qui essayaient de tirer en l’air pour les faire se disperser, en criant — évidemment en russe, puisque c’est leur langue naturelle — « Dehors, les occupants ! ».
Un autre slogan — joie de la langue russe, malgré tout — était : » Zélenski — molodets, a Poutinou — pizdets. » Un Molodets, c’est un brave gars, quelqu’un de bien, et « pizdets », nous l’avons vu dans ma dernière chronique.
Mon éducation m’interdit de traduire ça… Bref, vous comprenez…L’armée de Poutine va perdre cette guerre. C’est aujourd’hui une certitude. Parce que l’armement européen est en train d’arriver, d’une part, et parce que tous les services de sécurité de l’Europe et des USA renseignent les Ukrainiens d’heure en heure sur chaque mouvement de troupe de l’ennemi. L’armée russe va perdre parce qu’elle est équipée en dépit du bon sens, parce que ses réserves sont en train d’atteindre leur limite, et les pertes s’accumulent, toujours plus effroyables. Et le moral des soldats est au plus bas. On ne compte plus les cas d’abandon de matériel en rase campagne (du matériel tombé parfois, tout simplement, en panne sèche), les prisonniers s’accumulent, l’aviation subit, elle aussi, des pertes énormes.
Mais l’armée de Poutine va perdre surtout à cause de la haine, implacable, que l’invasion a suscité dans toute la population ukrainienne, population, je le redis, qu’elle a soudée dans un même combat, alors même qu’elle était, il y a deux semaines encore, rongées de divisions très graves.
Poutine va perdre parce qu’il a lui-même, par la cruauté, par l’imbécilité, de ses armées, créé son ennemi. Oui, maintenant — et c’est peu dire qu’on les comprend —, les Ukrainiens sont les ennemis des Russes.
Et c’est là que commence le deuxième champ de ruines. Là où, pour chacun, la haine entre deux peuples frères — j’allais dire deux peuples inséparables — n’était possible que chez une petite fraction de nationalistes d’extrême-droite, tant ukrainiens que russes, la haine brûle à présent d’un feu glacé.
Ce que Poutine a réussi, c’est à donner à l’extrême-droite fasciste une légitimité : et, dorénavant, le discours nationaliste de séparation totale entre la culture ukrainienne et la culture russe, entre la langue russe et la langue ukrainienne, ce discours risque de devenir général, partagé par chacun.
Que doit penser un Ukrainien russophone de Marioupol dans une cave obscure et glacée, quelqu’un qui voit des milliers de blessés autour de lui, de son appartenance supposé au « monde russe » ?… Évidemment que le monde russe, c’est l’ennemi.
Poutine a ruiné l’avenir de la langue russe en Ukraine.
Mais la ruine est aussi en Russie — une ruine sans les bombes, sans la guerre directe, ce qui fait une sacrée différence quand-même !… La Russie tout entière va se trouver plongée dans un marasme encore, réellement, sérieusement, jamais vu. — Le champ de ruines, d’abord, en Russie, il est là : d’ici, quoi, deux-trois semaines, un mois, plus de vie quotidienne envisageable — je veux dire de vie quotidienne à « l’européenne » (ce qui était le cas, tantôt plus que moins, pour une grande partie de la population). Et il ne s’agit pas seulement des smartphones ou des cartes de paiement, mais des biens de consommation de première nécessité, — rien, absolument rien ne sera épargné par les ravages, et le cours du rouble est aujourd’hui à 135 pour un euro. Il était à 75-80 avant la crise. Et, ces ravages, oui, ils sont encore devant nous. Facebook est fermé — je n’ai plus aucun contact avec la plupart de mes amis. Tous les canaux indépendants d’information sont fermés, il reste encore YouTube, mais, d’ores et déjà, il y a plein de chaînes que, moi (mais je suis nul en informatique), je ne retrouve pas. Tout cela est mort. Rayé pas même d’un trait de plume. —
Et les gens sortent encore, pour protester, même si ces protestations sont, par force, de moins en moins visibles, et si, de plus en plus, la répression s’abat. Et c’est absolument clair : il ne reste rien au pouvoir que la terreur.
La terreur, Poutine en use à l’extérieur, en jouant de la menace atomique. Et tout le monde s’accorde à dire que ce n’est pas une menace en l’air. Parce qu’il faut bien comprendre qu’il ne peut pas ne pas savoir qu’il n’a aucune issue. Il ne trouvera aucun refuge nulle part — ou en Syrie, peut-être ? Comme Aloïs Brunner…
Alors que se passera-t-il ? — La guerre va se durcir encore, les bombardements, là, maintenant, dans ces quelques jours qui viennent, vont être de plus en plus brutaux, systématiques.
Parce que la Russie garde la supériorité aérienne.
Ça, c’est une chose.
Ensuite, il y aura une extension de la guerre : d’abord, Poutine va organiser à Kherson des manifestations « spontanées » pour demander la création d’une république autonome du Chersonèse, sur le modèle des « républiques » du Donbass et de Lougansk. — Les préparatifs de cette manifestation avaient été signalés dès le 4 dans la nuit, parce que des habitants avaient filmé des convois qui transportaient non pas des militaires, mais des civils. Hier, on a appris que ces gens transportés étaient des habitants de Crimée qui avaient été raflés sur leur lieu de travail et embarqués, sous la menace des armes, pour aller jouer devant les télés russes les foules d’habitants de Kherson demandant leur rattachement à la Russie.
Ensuite, la Transnistrie a demandé officiellement sa reconnaissance, ce qui signifie que la prochaine cible de Poutine est la Moldavie, censée opprimer cette république fantoche dans laquelle la terreur règne sur les habitants. Il est très possible qu’il y ait une invasion de la Moldavie. Parce que Poutine veut la guerre. Je veux dire, il veut la guerre avec l’OTAN. Il veut une raison de confrontation militaire directe — et toute la propagande officielle, absolument tous les canaux, dit la même chose que ce qu’il dit lui-même : les sanctions, c’est comme une déclaration de guerre, et, de toute façon, l’OTAN veut nous envahir.
Le pathos — si je puis dire — est celui-là : il faut que le pays se lève contre une nouvelle invasion. Les nazis, à nouveau, sont à nos portes. Et c’est sa seule façon de sortir de la chausse-trape dans lequel il s’est mis lui-même : détourner l’attention de la population du piétinement en Ukraine, cacher, autant que possible, la réalité de cette guerre (rappelons qu’aujourd’hui, montrer en Russie un immeuble détruit par un bombardement russe peut vous valoir 15 ans de prison), et essayer de créer un élan populaire contre une supposée invasion « du monde entier ».
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
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